Les Faux-monnayeurs / Фальшивомонетчики. Книга для чтения на французском языке

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Un pénible silence suit ses paroles et l’on entend renifler Caloub. Chacun attend, pensant qu’il va parler davantage. Mais il fait un geste de la main:

– Allez, maintenant, mes enfants. J’ai besoin de causer avec votre mère.

Après qu’ils sont partis, monsieur Profitendieu reste longtemps sans rien dire. La main que madame Profitendieu a laissée dans les siennes est comme morte. De l’autre, elle a porté son mouchoir à ses yeux. Elle s’accoude à la grande table, et se détourne pour pleurer. A travers les sanglots qui la secouent, Profitendieu l’entend murmurer:

– Oh! vous êtes cruel… Oh! vous l’avez chassé…

Tout à l’heure, il avait résolu de ne pas lui montrer la lettre de Bernard; mais, devant cette accusation si injuste, il la lui tend:

– Tiens: lis.

– Je ne peux pas.

– Il faut que tu lises.

Il ne songe plus à son mal. Il la suit des yeux, tout le long de la lettre, ligne après ligne. Tout à l’heure en parlant, il avait peine à retenir ses larmes; à présent l’émotion même l’abandonne; il regarde sa femme. Que pense-t-elle? De la même voix plaintive, à travers les mêmes sanglots, elle murmure encore:

– Oh! pourquoi lui as-tu parlé… Tu n’aurais pas dû lui dire…

– Mais tu vois bien que je ne lui ai rien dit… Lis mieux sa lettre.

– J’ai bien lu… Mais alors comment a-t-il découvert? Qui lui a dit?…

Quoi! c’est à cela qu’elle songe! C’est là l’accent de sa tristesse! Ce deuil devrait les réunir. Hélas! Profi-tendieu sent confusément leurs pensées à tous deux prendre une direction divergente. Et tandis qu’elle se plaint, qu’elle accuse, qu’elle revendique, il essaie d’incliner cet esprit rétif vers des sentiments plus pieux:

– Voilà l’expiation, dit-il.

Il s’est levé, par instinctif besoin de dominer; il se tient à présent tout dressé, oublieux et insoucieux de sa douleur physique, et pose gravement, tendrement, autoritairement la main sur l’épaule de Marguerite, il sait bien qu’elle ne s’est jamais que très imparfaitement repentie de ce qu’il a toujours voulu considérer comme une défaillance passagère; il voudrait lui dire à présent que cette tristesse, cette épreuve pourra servir à son rachat mais il cherche en vain une formule qui le satisfasse et qu’il puisse espérer faire entendre. L’épaule de Marguerite résiste à la douce pression de sa main. Marguerite sait si bien que toujours, insupportablement, quelque enseignement moral doit sortir, accouché par lui, des moindres événements de la vie; il interprète et traduit tout selon son dogme. Il se penche vers elle. Voici ce qu’il voudrait lui dire:

– Ma pauvre amie, vois-tu: il ne peut naître rien de bon du péché. Il n’a servi de rien de cher-cher à couvrir ta faute. Hélas! j’ai fait ce que j’ai pu pour cet enfant; je Fai traité comme le mien propre. Dieu nous montre à présent que c’était une erreur, de prétendre…

Mais dès la première phrase il s’arrête.

Et sans doute comprend-elle ces quelques mots si chargés de sens; sans doute ont-ils pénétré dans son coeur, car elle est reprise de sanglots, encore plus violents que d’abord, elle qui depuis quelques instants ne pleurait plus; puis elle se plie comme prête à s’agenouiller devant lui, qui se courbe vers elle et la maintient. Que dit-elle à travers ses larmes? Il se penche jusqu’à ses lèvres. Il entend:

– Tu vois bien… Tu vois bien… Ah! pourquoi m’as-tu pardonné…? Ah! je n’aurais pas dû revenir!

Presque il eét obligé de deviner ses paroles. Puis elle se tait. Elle non plus ne peut exprimer davantage. Comment lui eût-elle dit qu’elle se sentait emprisonnée dans cette vertu qu’il exigeait d’elle; qu’elle étouffait; que ce n’était pas tant sa faute qu’elle regrettait à présent, que de s’en être repentie? Profitendieu s’était redressé:

– Ma pauvre amie, dit-il sur un ton digne et sévère, je crains que tu ne sois un peu butée ce soir. Il est tard. Nous ferions mieux d’aller nous coucher.

Il l’aide à se relever, puis l’accompagne jusqu’à sa chambre, pose ses lèvres sur son front, puis rétourne dans son bureau et se jette dans un fauteuil. Chose étrange, sa crise de foie s’est calmée; mais il se sent brisé. Il reâte le front dans lès mains, trop triste pour pleurer. Il n’entend pas frapper à la porte, mais, au bruit de ia porte qui s’ouvre, lève la tête: c’est son fils Charles:

– Je venais te dire bonsoir.

Charles s’approche. Il a tout compris. Il veut le donner à entendre à son père. Il voudrait lui témoigner sa pitié, sa tendresse, sa dévotion, mais, qui le croirait d’un avocat: il est on ne peut plus maladroit à s’exprimer; ou peut-être devient-il maladroit précisément lorsque ses sentiments sont sincères. Il embrasse son père. La façon insistante qu’il a déposer, d’appuyer sa tête sur l’épaule de son père et de l’y laisser quelque temps, persuade celui-ci qu’il a compris. Il a si bien compris que le voici qui, relevant un peu la tête, demande, gauchement, comme tout ce qu’il fait, – mais il a le coeur si tourmenté qu’il ne peut se retenir de demander:

– Et Caloub?

La question est absurde, car, autant Bernard différait des autres enfants, autant chez Caloub l’air de famille est sensible. Profitendieu tape sur l’épaule de Charles:

– Non; non; rassure-toi. Bernard seul. Alors Charles, sentencieusement:

– Dieu chasse l’intrus pour…

Mais Profitendieu l’arrête; qu’a-t-il besoin qu’on lui parle ainsi?

– Tais-toi.

Le père et le fils n’ont plus rien à se dire. Quittons-les. Il est bientôt onze heures. Laissons madame Profitendieu dans sa chambre, assise sur une petite chaise droite peu confortable. Elle ne pleure pas; elle ne pense à rien. Elle voudrait, elle aussi, s’enfuir; mais elle ne le fera pas. Quand elle était avec son amant, le père de Bernard, que nous n’aVons pas à connaître, elle se disait: Va, tu auras beau faire; tu ne seras jamais qu’une honnête femme. Elle avait peur de la liberté, du crime, de l’aisance; ce qui fit qu’au bout de dix jours elle rentrait repentante au foyer. Ses parents autrefois avaient bien raison de lui dire: Tu ne sais jamais ce que tu veux. Quittons-la. Cécile dort déjà. Caloub considère avec désespoir sa bougie; elle ne durera pas assez pour lui permettre d’achever un livre d’aventures, qui le distrait du départ de Bernard. J’aurais été curieux de savoir ce qu’Antoine a pu raconter à son amie la cuisinière; mais on ne peut tout écouter. Voici l’heure où Bernard doit aller retrouver Olivier. Je ne sais pas trop où il dîna ce soir, ni même s’il dîna du tout. Il a passé sans encombre devant la loge du concierge; il monte en tapinois l’escalier…

III

 
Planty and peace breeds cowards; hardness even
Of hardiness is mother.
 
SHAKESPEARE

Olivier s’était mis au lit pour recevoir le baiser de sa mère, qui venait embrasser ses deux derniers enfants dans leur lit tous les soirs. Il aurait pu se rhabiller pour recevoir Bernard, mais il doutait encore de sa venue et craignait de donner l’éveil à son jeune frère. Georges d’ordinaire s’endormait vite et se réveillait tard; peut-être même ne s’apercevrait-il de rien d’insolite.

En entendant une sorte de grattement discret à la porte, Olivier bondit de son lit, enfonça ses pieds hâtivement dans des babouches et courut ouvrir. Point n’était besoin d’allumer; le clair de lune illuminait suffisamment la chambre. Olivier serra Bernard dans ses bras.

– Comme je t’attendais! Je ne pouvais pas croire que tu viendrais. Tes parents savent que tu ne couches pas chez toi ce soir?

Bernard regardait tout droit devant lui, dans le noir. Il haussa les épaules.

– Tu trouves que j’aurais dû leur demander la permission, hein?

Le ton de sa voix était si froidement ironique qu’Olivier sentit aussitôt l’absurdité de sa question. Il n’a pas encore compris que Bernard est parti “pour de bon”; il croit qu’il n’a l’intention de découcher que ce seul soir et ne s’explique pas bien le motif de cette équipée. Il l’interroge: – Quand Bernard compte-t-il rentrer? – Jamais! – Le jour se fait dans l’esprit d’Olivier. Il a grand souci de se montrer à la hauteur des circonstances et ne se laisser surprendre par rien; pourtant un: “C’est énorme, ce que tu fais là” lui échappe.

Il ne déplaît pas à Bernard d’étonner un peu son ami; il est surtout sensible à ce qui perce d’admiration dans cette interjecion; mais il hausse de nouveau les épaules. Olivier lui a pris la main; il est très grave; il demande anxieusement:

– Mais… pourquoi t’en vas-tu?

– Ah! ça, mon vieux, c’est des affaires de famille. Je ne peux pas te le dire. Et pour ne pas avoir l’air trop sérieux, il s’amuse, du bout de son soulier, à faire tomber la babouche qu’Olivier balance au bout de son pied, car ils se sont assis au bord du lit.

– Alors où vas-tu vivre?

– Je ne sais pas.

– Et avec quoi?

– On verra ça.

– Tu as de l’argent?

– De quoi déjeuner demain.

– Et ensuite?

– Ensuite il faudra chercher. Bah! je trouverai bien quelque chose. Tu verras; je te raconterai.

Olivier admire immensément son ami. Il le sait de caraâère résolu; pourtant, il doute encore; à bout de ressources et pressé par le besoin bientôt, ne va-t-il pas chercher à rentrer? Bernard le rassure: il tentera n’importe quoi plutôt que de retourner près des siens. Et comme il répète à plusieurs reprises et toujours plus sauvagement: n’importe quoi – une angoisse étreint le coeur d’Olivier. Il voudrait parler, mais il n’ose. Enfin, il commence, en baissant la tête et d’une voix mal assurée:

– Bernard… tout de même, tu n’as pas l’intention de… Mais il s’arrête. Son ami lève les yeux et, sans bien voir Olivier, distingue sa confusion.

 

– De quoi? demande-t-il. Qu’est-ce que tu veux dire? Parle. De voler?

Olivier remue la tête. Non, ce n’est pas cela. Soudain il éclate en sanglots; il étreint convulsivement Bernard.

Promets que tu ne te…

Bernard l’embrasse, puis le repousse en riant. Il a compris:

– Ça, je te le promets. Non, je ne ferai pas le marlou. Et il ajoute: – Avoue tout de même que ça serait le plus simple. Mais Olivier se sent rassuré; il sait bien que ces derniers mots ne sont dits que par affectation de cynisme.

– Ton examen?

– Oui; c’est ça qui m’embête. Je ne voudrais tout de même pas le rater. Je crois que je suis prêt; c’est plutôt une question de ne pas être fatigué ce jour-là. Il faut que je me tire d’affaire très vite. C’est un peu risqué; mais… je m’en tirerai; tu verras.

Ils restent un instant silencieux. La seconde babouche est tombée. Bernard:

– Tu vas prendre froid. Recouche-toi.

– Non, c’est toi qui vas te coucher.

– Tu plaisantes! Allons, vite – et il force Olivier à rentrer dans le lit défait.

– Mais toi? Où vas-tu dormir?

– N’importe où. Par terre. Dans un coin. Il faut bien que je m’habitue.

– Non, écoute. Je veux te dire quelque chose, mais je ne pourrai pas si je ne te sens pas tout près de moi. Viens dans mon lit. Et après que Bernard, qui s’est en un instant dévêtu, l’a rejoint: – Tu sais, ce que je t’avais dit l’autre fois… Ça y est. J’y ai été.

Bernard comprend à demi-mot. Il presse contre lui son ami, qui continue:

– Eh bien! mon vieux, c’est dégoûtant. C’est horrible… Après, j’avais envie de cracher, de vomir, de m’arracher la peau, de me tuer.

– Tu exagères.

– Ou de la tuer, elle…

– Qui était-ce? Tu n’as pas été imprudent, au moins?

– Non, c’est une gonzesse que Dhurmer connaît bien; à qui il m’avait présenté. C’est surtout sa conversation qui m’écoeurait. Elle n’arrêtait pas de parler. Et ce qu’elle est bête! Je ne comprends pas qu’on ne se taise pas à ces moments-là. J’aurais voulu la bâillonner, l’étrangler…

– Mon pauvre vieux! Tu devrais pourtant bien penser que Dhurmer ne pouvait t’offrir qu’une idiote… Était-elle belle, au moins?

– Si tu crois que je l’ai regardée!

– Tu es un idiot. Tu es un amour. Dormons… Est-ce qu’au moins tu as bien…

– Parbleu! C’est bien ça qui me dégoûte le plus: c’est que j’aie pu tout de même… tout comme si je la désirais.

– Eh bien! mon vieux, c’est épatant.

– Tais-toi donc. Si c’est ça l’amour, j’en ai soupe pour longtemps.

– Quel gosse tu fais!

– J’aurais voulu t’y voir.

– Oh! moi, tu sais, je ne cours pas après. Je te l’ai dit: j’attends l’aventure. Comme ça, froidement, ça ne me dit rien. N’empêche que si je…

– Que si tu…

– Que si elle… Rien. Dormons. Et brusquement il tourne le dos, s’écartant un peu de ce corps dont la chaleur le gêne. Mais Olivier, au bout d’un instant:

– Dis… tu crois que Barrés sera élu?

– Parbleu!… Ça te congestionne!

– Je m’en fous! Dis… Écoute un peu… Il pèse sur l’épaule de Bernard qui se retourne. – Mon frère a une maîtresse.

– Georges?

Le petit, qui fait semblant de dormir, mais qui écoute tout, l’oreille tendue dans le noir, en entendant son nom, retient son souffle.

– Tu es fou! Je te parle de Vincent. (Plus âgé qu’Olivier, Vincent vient d’achever ses premières années de médecine).

– Il te l’a dit?

– Non. Je l’ai appris sans qu’il s’en doute. Mes parents n’en savent rien.

– Qu’est-ce qu’ils diraient, s’ils apprenaient?

– Je ne sais pas. Maman serait au désespoir. Papa lui demanderait de rompre ou d’épouser.

– Parbleu! les bourgeois honnêtes ne comprennent pas qu’on puisse être honnête autrement qu’eux. Comment l’as-tu appris, toi?

– Voici: depuis quelque temps Vincent sort la nuit, après que mes parents sont couchés. Il fait le moins de bruit qu’il peut en descendant, mais je reconnais son pas dans la rue. La semaine dernière, mardi je crois, la nuit était si chaude que je ne pouvais pas rester couché. Je me suis mis à la fenêtre pour respirer mieux. J’ai entendu la porte d’en bas s’ouvrir et se refermer. Je me suis penché, et quand il a passé près du réverbère, j’ai reconnu Vincent. Il était minuit passé. C’était la première fois. Je veux dire: la première fois que je le remarquais. Mais, depuis que je suis averti, je surveille – oh! sans le vouloir… et presque chaque nuit, je l’entends sortir. Il a sa clef et mes parents lui ont arrangé notre ancienne chambre, à Georges et à moi, en cabinet de consultation, pour quand il aura de la clientèle. Sa chambre est à côté, à gauche du vestibule, tandis que le reste de l’appartement est à droite. Il peut sortir et rentrer quand il veut, sans qu’on le sache. D’ordinaire, je ne l’entends pas rentrer, mais avant-hier, lundi soir, je ne sais ce que j’avais; je songeais au projet de revue de Dhurmer… Je ne pouvais pas m’endormir. J’ai entendu des voix dans l’escalier; j’ai pensé que c’était Vincent.

– Il était quelle heure? demande Bernard, non tant par désir de le savoir que pour marquer son intérêt.

– Trois heures du matin, je pense. Je me suis levé et j’ai mis mon oreille contre la porte. Vincent causait avec une femme. Ou plutôt c’était elle seule qui parlait.

– Alors comment savais-tu que c’était lui? Tous les locataires passent devant ta porte.

– C’est même rudement gênant quelquefois: plus il est tard, plus ils font de chahut en montant; ce qu’ils se fichent des gens qui dorment!… Ça ne pouvait être que lui; j’entendais la femme répéter son nom. Elle lui disait… oh! ça me dégoûte de redire ça…

– Va donc.

– Elle lui disait: “Vincent, mon amant, mon amour, ah! ne me quittez pas!”

– Elle lui disait vous?

– Oui. N’est-ce pas que c’est curieux?

– Raconte encore.

– “Vous n’avez plus le droit de m’abandonner à présent. Que voulez-vous que je devienne? Où voulez-vous que j’aille? Dites-moi quelque chose. Oh! parlez-moi.” – Et elle l’appelait de nouveau par son nom et répétait: “Mon amant, mon amant”, d’une voix de plus en plus triste et de plus en plus basse. Et puis j’ai entendu un bruit (ils devaient être sur les marches) – un bruit comme de quelque chose qui tombe. Je pense qu’elle s’est jetée à genoux.

– Et lui, il ne répondait rien?

– Il a dû monter les dernières marches; j’ai entendu la porte de l’appartement qui se refermait. Et ensuite elle est restée longtemps tout près, presque contre ma porte. Je l’entendais sangloter.

– Tu aurais dû lui ouvrir.

– Je n’ai pas osé. Vincent serait furieux s’il savait que je suis au courant de ses affaires. Et puis j’ai eu peur qu’elle ne soit très gênée d’être surprise en train de pleurer. Je ne sais pas ce que j’aurais pu lui dire.

Bernard s’était retourné vers Olivier.

– A ta place, moi, j’aurais ouvert.

– Oh! parbleu, toi tu oses toujours tout. Tout ce qui te passe par la tête, tu le fais.

– Tu me le reproches?

– Non, je t’envie.

– Tu vois qui ça pouvait être, cette femme?

– Comment veux-tu que je sache? Bonne nuit.

– Dis… tu es sûr que Georges ne nous a pas entendus? chuchote Bernard à l’oreille d’Olivier. Ils restent un moment aux aguets.

– Non, il dort, reprend Olivier de sa voix naturelle; et puis il n’aurait pas compris. Sais-tu ce qu’il a demandé, l’autre jour, à papa?… Pourquoi les…

Cette fois Georges n’y tient plus; il se dresse à demi sur son lit et coupant la parole à son frère:

– Imbécile, crie-t-il; tu n’as donc pas vu que je faisais exprès?… Parbleu, oui, j’ai entendu tout ce que vous avez dit tout à l’heure; oh! c’est pas la peine de vous frapper. Pour Vincent je savais ça déjà depuis longtemps. Seulement, mes petits, tâchez maintenant de parler plus bas, parce que j’ai sommeil. Ou taisez-vous.

Olivier se tourne du côté du mur. Bernard, qui ne dort pas, contemple la pièce. Le clair de lune la fait paraître plus grande. Au fait, il la connaît à peine. Olivier ne s’y tient jamais dans la journée; les rares fois qu’il a reçu Bernard, c’a été dans l’appartement du dessus. Le clair de lune touche à présent le pied du lit où Georges enfin s’est endormi; il a presque tout entendu de ce qu’a raconté son frère; il a de quoi rêver. Au-dessus du lit de Georges, on distingue une petite bibliothèque à deux rayons, où sont des livres de classe. Sur une table, près du lit d’Olivier, Bernard aperçoit un livre de plus grand format; il étend le bras, le saisit pour regarder le titre: – Tacqueville; mais quand il veut le reposer sur la table, le livre tombe et le bruit réveille Olivier.

– Tu lis du Tocqueville, à présent?

– C’est Dubac qui m’a prêté ça.

– Ça te plaît?

– C’est un peu rasoir. Mais il y a des choses très bien.

– Écoute. Qu’est-ce que tu fais demain?

Le lendemain, jeudi, les lycéens sont libres. Bernard songe à retrouver peut-être son ami. Il a l’intention de ne plus retourner au lycée; il prétend se passer des derniers cours et préparer son examen tout seul.

– Demain, dit Olivier, je vais à onze heures et demie à la gare Saint-Lazare, pour l’arrivée du train de Dieppe, à la rencontre de mon oncle Edouard qui revient d’Angleterre. L’après-midi, à trois heures, j’irai retrouver Dhurmer au Louvre. Le reste du temps il faut que je travaille.

– Ton oncle Edouard?

– Oui, c’est un demi-frère de maman. Il est absent depuis six mois, et je ne le connais qu’à peine; mais je l’aime beaucoup. Il ne sait pas que je vais à sa rencontre et j’ai peur de ne pas le reconnaître. Il ne ressemble pas du tout au reste de ma famille; c’est quelqu’un de très bien.

– Qu’est-ce qu’il fait?

– Il écrit. J’ai lu presque tous ses livres; mais voici longtemps qu’il n’a plus rien publié.

– Des romans?

– Oui; des espèces de romans.

– Pourquoi est-ce que tu ne m’en as jamais parlé?

– Parce que tu aurais voulu les lire; et si tu ne les avais pas aimés…

– Eh bien! achève.

– Eh bien, ça m’aurait fait de la peine. Voilà.

– Qu’est-ce qui te fait dire qu’il est très bien?

– Je ne sais pas trop. Je t’ai dit que je ne le connais presque pas. C’est plutôt un pressentiment. Je sens qu’il s’intéresse à beaucoup de choses qui n’intéressent pas mes parents, et qu’on peut lui parler de tout. Un jour, c’était peu de temps avant son départ; il avait déjeuné chez nous; tout en causant avec mon père, je sentais qu’il me regardait constamment et ça commençait à me gêner; j’allais sortir de la pièce – c’était la salle à manger, où l’on s’attardait après le café; mais il a commencé à questionner mon père à mon sujet, ce qui m’a gêné encore bien plus; et tout d’un coup papa s’est levé pour aller chercher des vers que je venais de faire et que j’avais été idiot de lui montrer.

– Des vers de toi?

– Mais si; tu connais; c’est cette pièce de vers que tu trouvais qui ressemblait au Balcon. Je savais qu’ils ne valaient rien ou pas grand-chose, et j’étais extrêmement fâché que papa sortît ça. Un instant, pendant que papa cherchait ces vers, nous sommes restés tous les deux seuls dans la pièce, l’oncle Edouard et moi, et j’ai senti que je rougissais énormément; je ne trouvais rien à lui dire; je regardais ailleurs – lui aussi du reste; il a commencé par rouler une cigarette; puis, sans doute pour me mettre un peu à l’aise, car certainement il a vu que je rougissais, il s’est levé et s’est mis à regarder par la fenêtre. Il sifflotait. Tout à coup il m’a dit: “Je suis bien plus gêné que toi.” Mais je crois que c’était par gentillesse. A la fin papa est rentré; il a tendu mes vers à l’oncle Edouard, qui s’est mis à les lire. J’étais si énervé que, s’il m’avait fait des compliments, je crois que je lui aurais dit des injures. Évidemment, papa en attendait, – des compliments; et, comme mon oncle ne disait rien, il a demandé: “Eh bien? qu’est-ce que tu en penses?” Mais mon oncle lui a dit en riant: “Ça me gêne de lui en parler devant toi.” Alors papa est sorti en riant aussi. Et quand nous nous sommes trouvés de nouveau seuls, il m’a dit qu’il trouvait mes vers très mauvais; mais ça m’a fait plaisir de le lui entendre dire; et ce qui m’a fait plus de plaisir encore c’est que, tout d’un coup, il a piqué du doigt deux vers, les deux seuls qui me plaisaient dans le poème; il m’a regardé en souriant et a dit: “Ça c’est bon.” N’est-ce pas que c’est bien? Et si tu savais de quel ton il m’a dit ça! Je l’aurais embrassé. Puis il m’a dit que mon erreur était de partir d’une idée, et que je ne me laissais pas assez guider par les mots. Je ne l’ai pas bien compris d’abord; mais je crois que je vois à présent ce qu’il voulait dire – et qu’il a raison. Je t’expliquerai ça une autre fois.

 

– Je comprends maintenant que tu veuilles te trouver à son arrivée.

– Oh! ce que je te raconte là n’est rien, et je ne sais pas pourquoi je te le raconte. Nous nous sommes dit encore beaucoup d’autres choses.

– A onze heures et demie, tu dis? Comment sais-tu qu’il arrive par ce train?

– Parce qu’il l’a écrit à maman sur une carte postale; et puis j’ai vérifié sur l’indicateur.

– Tu déjeuneras avec lui?

– Oh! non, il faut que je sois de retour ici pour midi. J’aurai juste le temps de lui serrer la main; mais ça me suffit… Ah! dis encore, avant que je ne m’endorme: quand est-ce que je te revois?

– Pas avant quelques jours. Pas avant que je ne me sois tiré d’affaire.

– Mais tout de même… si je pouvais t’aider.

– Si tu m’aidais? – Non. Ça ne serait pas de jeu. Il me semblerait que je triche. Dors bien.