Les Faux-monnayeurs / Фальшивомонетчики. Книга для чтения на французском языке

Mesaj mə
Fraqment oxumaq
Oxunmuşu qeyd etmək
Şrift:Daha az АаDaha çox Аа

IV

Mon père était une bête, mais ma mère avait de l’esprit, elle était quiétiste; c’était une petite femme douce qui me disait souvent: Mon fils, vous serez damné. Mais cela ne lui faisait point de peine.

FONTENELLE

Non, ce n’était pas chez sa maîtresse que Vincent Molinier s’en allait ainsi chaque soir. Encore qu’il marche vite, suivons-le. Du haut de la rue Notre-Dame-des-Champs où il habite, Vincent descend jusqu’à la rue Saint-Placide qui la prolonge; puis rue du Bac où quelques bourgeois attardés circulent encore. Il s’arrête rue de Babylone devant une porte cochère, qui s’ouvre. Le voici chez le comte de Passavant. S’il ne venait pas ici souvent, il n’entrerait pas si crânement dans ce fastueux hôtel. Le laquais qui lui ouvre sait très bien ce qui se cache de timidité sous cette feinte assurance. Vincent affecte de ne pas lui tendre son chapeau que, de loin, il jette sur un fauteuil. Pourtant, il n’y a pas longtemps que Vincent vient ici. Robert de Passavant, qui se dit maintenant son ami, ést l’ami de beaucoup de monde. Je ne sais trop comment Vincent et lui se sont connus. Au lycée sans doute, encore que Robert de Passavant soit sensiblement plus âgé que Vincent; ils s’étaient perdus de vue quelques années, puis, tout dernièrement, rencontrés de nouveau, certain soir que, par extraordinaire, Olivier accompagnait son frère au théâtre; pendant l’entrante Passavant leur avait à tous deux offert des glaces; il avait appris ce soir-là que Vincent venait d’achever son externat, qu’il était indécis, ne sachant pas s’il se présenterait comme interne; les sciences naturelles, à dire vrai, l’attiraient plus que la médecine; mais la nécessité de gagner sa vie… Bref, Vincent avait accepté volontiers la proposition rémunératrice que lui fît peu de temps après Robert de Passavant, de venir chaque nuit soigner son vieux père, qu’une opération assez grave laissait fort ébranlé: il s’agissait de pansements à renouveler, de délicats sondages, de piqûres, enfin de je ne sais trop quoi qui exigeait des mains expertes. Mais, en plus de ceci, le vicomte avait de secrètes raisons pour se rapprocher de Vincent; et celui-ci en avait d’autres encore pour accepter. La raison secrète de Robert, nous tâcherons de la découvrir par la suite; quant à celle de Vincent, la voici: un grand besoin d’argent le pressait. Lorsqu’on a le coeur bien en place, et qu’une saine éducation vous a inculqué de bonne heure le sens des responsabilités, on ne fait pas un enfant à une femme sans se sentir quelque peu engagé vis-à-vis d’elle, surtout lorsque cette femme a quitté son mari pour vous suivre. Vincent avait mené jus qu’alors une vie assez vertueuse. Son aventure avec Laura lui paraissait, suivant les heures du jour, ou monstrueuse ou toute naturelle. Il suffit, bien souvent, de l’addition d’une quantité de petits faits très simples et très naturels, chacun pris à part, pour obtenir un total monstrueux. Il se redisait cela tout en marchant et cela ne le tirait pas d’affaire. Certes il n’avait jamais songé à prendre cette femme définitivement à sa charge, à l’épouser après divorce ou à vivre avec elle sans l’épouser; il était bien forcé de s’avouer qu’il ne ressentait pas pour elle un grand amour; mais il la savait à Paris sans ressources; il avait causé sa détresse: il lui devait, à tout le moins, cette première assistance précaire qu’il se sentait fort en peine de lui assurer – aujourd’hui moins qu’hier encore, moins que ces jours derniers. Car, la semaine dernière il possédait encore les cinq mille francs que sa mère avait patiemment et péniblement mis de côté pour faciliter le début de sa carrière; ces cinq mille francs eussent suffi sans doute pour les couches de sa maîtresse, sa pension dans une clinique, les premiers soins donnés à l’enfant. De quel démon alors avait-il écouté le conseil? – la somme, déjà remise en pensée à cette femme, cette somme qu’il lui vouait, lui consacrait, et dont il se fût trouvé bien coupable de rien distraire, quel démon lui souffla, certain soir, qu’elle serait probablement insuffisante? Non, ce n’était pas Robert de Passavant. Robert jamais n’avait rien dit de semblable: mais sa proposition d’emmener Vincent dans un salon de jeu, tomba précisément ce soir-là. Et Vincent avait accepté.

Ce tripot avait ceci de perfide, que tout s’y passait entre gens du monde, entre amis. Robert présenta son ami Vincent aux uns et aux autres. Vincent, pris au dépourvu, ne put pas jouer gros jeu ce premier soir. Il n’avait presque rien sur lui et refusa les quelques billets que proposa de lui avancer le vicomte. Mais, comme il gagnait, il regretta de n’avoir point risqué davantage et promit de revenir le lendemain.

– A présent, tout le monde ici vous connaît; ce n’est plus la peine que je vous accompagne, lui dit Robert.

Ceci se passait chez Pierre de Brouville, qu’on appelais plus communément Pedro. A partir de ce premier soir, Robert de Passavant avait mis son auto à la disposition de son nouvel ami. Vincent s’amenait vers onze heures, causait un quart d’heure avec Robert en fumant une cigarette, puis montait au premier, et s’attardait auprès du comte plus ou moins de temps suivant l’humeur de celui-ci, sa patience et l’exigence de son état; puis l’auto l’emmenait rue Saint-Florentin, chez Pedro, d’où elle le ramenait une heure plus tard et le reconduisait, non pas précisément chez lui, car il eût craint d’attirer l’attention, mais au plus prochain carrefour.

La nuit avant-dernière, Laura Douviers, assise sur les marches de l’escalier qui mène à l’appartement des Molinier, avait attendu Vincent jusqu’à trois heures; c’est alors seulement qu’il était rentré. Cette nuit-là, du reste, Vincent n’était pas allé chez Pedro. Il n’avait plus rien à y perdre. Depuis deux jours, il ne lui restait des cinq mille francs, plus un sou. Il en avait avisé Laura; il lui avait écrit qu’il ne pouvait plus rien pour elle; qu’il lui conseillait de retourner auprès de son mari, ou de son père; d’avouer tout. Mais l’aveu paraissait désormais impossible à Laura, et même elle ne le pouvait envisager de sang-froid. Les objurgations de son amant ne soulevaient en elle qu’indignation et cette indignation ne la quittait que pour l’abandonner au désespoir. C’est dans cet état que l’avait retrouvée Vincent. Elle avait voulu le retenir; il s’était arraché d’entre ses bras. Certes, il avait dû se raidir, car il était de coeur sensible; mais plus voluptueux qu’aimant, il s’était fait facilement, de la dureté même, un devoir. Il n’avait rien répondu à ses supplications, à ses plaintes; et, comme Olivier qui les entendit le racontait ensuite à Bernard, elle était restée, après que Vincent eut refermé sa porte sur elle, effondrée sur les marches, à sangloter longtemps, dans le noir.

Depuis cette nuit, plus de quarante heures s’étaient écoulées. Vincent, la veille, n’était pas allé chez Robert de Passavant dont le père semblait se remettre; mais ce soir un télégramme l’avait rappelé. Robert voulait le revoir. Quand Vincent entra dans cette pièce qui servait à Robert de cabinet de travail et de fumoir, où il se tenait le plus souvent et qu’il avait pris soin d’aménager et d’orner à sa guise, Robert lui tendit la main, négligemment, par-dessus son épaule, sans se lever.

Robert écrit. Il est assis devant un bureau couvert de livres. Devant lui, la porte-fenêtre qui donne sur le jardin est grande ouverte au clair de lune. Il parle sans se retourner.

– Savez-vous ce que je suis en train d’écrire?.. Mais vous ne le direz pas… hein! vous me promettez… Un manifeste pour ouvrir la revue de Dhurmer. Naturellement, je ne le signe pas… d’autant plus que j’y fais mon éloge… Et puis, comme on finira bien par découvrir que c’est moi qui la commandite, cette revue, je préfère qu’on ne sache pas trop vite que j’y collabore. Ainsi: motus! Mais j’y songe: ne m’avez-vous pas dit que votre jeune frère écrivait? Comment donc l’appelez-vous?

– Olivier, dit Vincent.

– Olivier, oui, j’avais oublié… Ne restez donc pas debout comme cela. Prenez ce fauteuil. Vous n’avez pas froid? Voulez-vous que je ferme la fenêtre?… Ce sont des vers qu’il fait, n’est-ce pas? Il devrait bien m’en apporter. Naturellement, je ne promets pas de les prendre… mais tout de même cela m’étonnerait qu’ils fussent mauvais. Il a l’air très intelligent, votre frère. Et puis, on sent qu’il est très au courant. Je voudrais causer avec lui. Dites-lui de venir me voir. Hein? je compte sur vous. Une cigarette? – et il tend son étui d’argent.

– Volontiers.

– Maintenant, écoutez, Vincent; il faut que je vous parle très sérieusement. Vous avez agi comme un enfant l’autre soir… et moi aussi, du reste. Je ne dis pas que j’ai eu tort de vous emmener chez Pedro; mais je me sens responsable, un peu, de l’argent que vous avez perdu. Je me dis que c’est moi qui vous l’ai fait perdre. Je ne sais pas si c’est ça qu’on appelle des remords, mais ça commence à me troubler le sommeil et les digestions, ma parole! et puis je songe à cette pauvre femme dont vous m’avez parlé… Mais ça, c’est un autre département; n’y touchons pas; c’est sacré. Ce que je veux vous dire, c’est que je désire, que je veux, oui, absolument, mettre à votre disposition une somme équivalente à celle que vous avez perdue. C’était cinq mille francs, n’est-ce pas? et que vous allez risquer de nouveau. Cette somme, encore une fois, je considère que c’est moi qui vous l’ai fait perdre; que je vous la dois; vous n’avez pas à m’en remercier. Vous me la rendrez si vous gagnez. Si non, tant pis! nous serons quittes. Retournez chez Pedro ce soir, comme si de rien n’était. L’auto va vous conduire, puis viendra me chercher ici pour me mener chez Lady Griffith, où je vous prie de venir ensuite me retrouver. J’y compte, n’est-ce pas? L’auto retournera vous prendre chez Pedro.

 

Il ouvre un tiroir, en sort cinq billets qu’il remet à Vincent:

– Allez vite…

– Mais votre père…

– Ah! j’oubliais de vous dire: il est mort, il y a… Il tire sa montre et s’écrie: – Sapristi, qu’il est tard! bientôt minuit… Partez vite. – Oui, il y a environ quatre heures.

Tout cela dit sans précipitation aucune, mais au contraire avec une sorte de nonchaloir.

– Et vous ne restez pas à le…

– A le veiller? interrompt Robert. Non; mon petit frère s’en charge; il est là-haut avec sa vieille bonne qui s’entendait avec le défunt mieux que moi…

Puis, comme Vincent ne bouge pas, il reprend:

– Écoutez, cher ami, je ne voudrais pas vous paraître cynique, mais j’ai horreur des sentiments tout faits. J’avais confectionné dans mon coeur pour mon père, un amour filial sur mesure, mais qui, dans les premiers temps, flottait un peu et que j’avais été amené à rétrécir. Le vieux ne m’a jamais valu dans la vie que des ennuis, des contrariétés, de la gêne. S’il lui restait un peu de tendresse au coeur, ce n’est à coup sûr pas à moi qu’il l’a fait sentir. Mes premiers élans vers lui, du temps que je ne connaissais pas la retenue, ne m’ont valu que des rebuffades, qui m’ont instruit. Vous avez vu vous-même, quand on le soigne… Vous a-t-il jamais dit merci? Avez-vous obtenu de lui le moindre regard, le plus fugitif sourire? Il a toujours cru que tout lui était dû. Oh! c’était ce qu’on appelle un caractère. Je crois qu’il a fait beaucoup souffrir ma mère, que pourtant il aimait, si tant est qu’il ait jamais aimé vraiment. Je crois qu’il a fait souffrir tout le monde autour de lui, ses gens, ses chiens, ses chevaux, ses maîtresses; ses amis non, car il n’en avait pas un seul. Sa mort fait dire ouf! à chacun. C’était, je crois, un homme de grande valeur “dans sa partie”, comme on dit; mais je n’ai jamais pu découvrir laquelle. Il était très intelligent, c’est sûr. Au tond j’avais pour lui, je garde encore, une certaine admiration. Mais quant à jouer du mouchoir… quant à extraire de moi des pleurs… non, je ne suis plus assez gosse pour cela. Allons! filez vite et dans une heure venez me retrouver chez Lilian. – Quoi? ça vous gêne de ne pas être en smoking? Comme vous êtes bête! Pourquoi? Nous serons seuls. Tenez, je vous promets de rester en veéton. Entendu. Allumez un cigare avant de sortir. Et renvoyez-moi vite l’auto; elle ira vous reprendre ensuite.

Il regarda Vincent sortir, haussa les épaules, puis alla dans sa chambre pour passer son habit, qui l’attendait tout étalé sur un sofa.

Dans une chambre du premier le vieux comte repose sur le lit mortuaire. On a posé un crucifix sur sa poitrine, mais omis de lui joindre les mains. Une barbe de quelques jours adoucit l’angle de son menton volontaire. Les rides transversales qui coupent son front, sous ses cheveux gris relevés en brosse, semblent moins profondes, et comme détendues. L’oeil est rentré sous l’arcade sourcilière qu’enfle un buisson de poils. Précisément parce que nous ne devons plus le revoir, je le contemple longuement. Un fauteuil est au chevet du lit dans lequel Séraphine, la vieille bonne, était assise. Mais elle s’est levée. Elle s’approche d’une table où une lampe à huile d’ancien modèle éclaire imparfaitement la pièce; la lampe a besoin d’être remontée. Un abat-jour ramène la clarté sur le livre que lit le jeune Gontran…

– Vous êtes fatigué, monsieur Gontran. Vous feriez mieux d’aller vous coucher.

Gontran lève un regard très doux sur Séraphine. Ses cheveux blonds, qu’il écarte de son front, flottent sur ses tempes. Il a quinze ans; son visage presque féminin n’exprime que de la tendresse encore, et de l’amour.

– Eh bien! et toi, dit-il. C’est toi qui devrais aller dormir, ma pauvre Fine. Déjà la nuit dernière tu es testée debout presque tout le temps.

– Oh! moi, j’ai l’habitude de veiller; et puis j’ai dormi pendant le jour, tandis que vous…

– Non, laisse. Je ne me sens pas fatigué; et ça me fait du bien de rester ici à méditer et à lire. J’ai si peu connu papa; je crois que je l’oublierais tout à fait si je ne le regardais pas bien maintenant. Je vais veiller auprès de lui jusqu’à ce qu’il fasse jour. Voilà combien de temps, Fine, que tu es chez nous?

– J’y suis depuis l’année d’avant votre naissance; et vous avez bientôt seize ans.

– Tu te souviens bien de maman?

– Si je m’en souviens de votre maman? En voilà une question! c’est comme si vous me demandiez si je me souviens de comment je m’appelle. Pour sûr que je m’en souviens de votre maman.

– Moi aussi je m’en souviens un peu, mais pas très bien.., je n’avais que cinq ans quand elle est morte… Dis… est-ce que papa lui parlait beaucoup?

– Ça dépendait des jours. Il n’a jamais été très causeur, votre papa; et il n’aimait pas beaucoup qu’on lui adressât la parole le premier. Mais tout de même, il parlait un peu plus que dans ces derniers temps. – Et puis tenez, il vaut mieux ne pas trop remuer les souvenirs et laisser au bon Dieu le soin de juger tout ça.

– Tu crois vraiment que le bon Dieu va s’occuper de tout ça, ma bonne Fine?

– Si ce n’était pas le bon Dieu, qui voudriez-vous que ça soit?

Contran pose ses lèvres sur la main rougie de Séraphine.

– Sais-tu ce que tu devrais faire? – Aller dormir. Je te promets de te réveiller dès qu’il fera clair; et alors moi, j’irai dormir à mon tour. Je t’en prie.

Dès que Séraphine l’a laissé seul, Contran se jette à genoux au pied du lit; il enfonce son front dans les draps, mais il ne parvient pas à pleurer; aucun élan ne soulève son coeur. Ses yeux désespérément restent secs. Alors il se relève. Il regarde ce visage impassible. Il voudrait, en ce moment solennel, éprouver je ne sais quoi de sublime et de rare, écouter une communication de l’au-delà, lancer sa pensée dans des régions éthérées, supra-sensibles – mais elle reste accrochée, sa pensée, au ras du sol. Il regarde les mains exsangues du mort, et se demande combien de temps encore les ongles continueront à pousser. Il est choqué de voir ces mains disjointes. Il voudrait les rapprocher, les unir, leur faire tenir le crucifix. Ça, c’est une bonne idée. Il songe que Séraphine sera bien étonnée quand elle reverra le mort aux mains jointes, et d’avance il s’amuse de son étonnement; puis, aussitôt ensuite, il se méprise de s’en amuser. Tout de même, il se penche en avant sur le lit. Il saisit le bras du mort le plus éloigné de lui. Le bras est déjà raide et refuse de se prêter. Gontran veut le forcer à plier, mais il fait bouger tout le corps. Il saisit l’autre bras; celui-ci paraît un peu plus souple. Gontran a presque amené la main à la place qu’il eût fallu; il prend le crucifix, tâche de le glisser et de le maintenir entre le pouce et les autres doigts; mais le contaél de cette chair froide le fait faiblir. Il croit qu’il va se trouver mal. Il a envie de rappeler Séraphine. Il abandonne tout – le crucifix de travers sur le drap chiffonné, le bras qui retombe inerte à sa place première; et, dans le grand silence funèbre, il entend soudain un brutal “Nom de Dieu”, qui l’emplit d’effroi, comme si quelqu’un d’autre… Il se retourne; mais non: il est seul. C’est bien de lui qu’a jailli ce juron sonore, du fond de lui qui n’a jamais juré. Puis, il va se rasseoir et se replonge dans sa lecture.

V

C’était une âme et un corps où n’entre jamais l’aiguillon.

SAINTE-BEUVE

Lilian, se redressant à demi, toucha du bout de ses doigts les cheveux châtains de Robert:

– Vous commencez à vous dégarnir, mon ami. Faites attention: vous n’avez que trente ans à peine. La calvitie vous ira très mal. Vous prenez la vie trop au sérieux.

Robert relève son visage vers elle et la regarde en souriant.

– Pas près de vous, je vous assure.

– Vous avez dit à Molinier de venir nous retrouver?

– Oui; puisque vous me l’aviez demandé.

– Et… vous lui avez prêté de l’argent?

– Cinq mille francs, je vous l’avais dit – qu’il va de nouveau perdre chez Pedro.

– Pourquoi voulez-vous qu’il les perde?

– C’est couru. Je l’ai vu le premier soir. Il joue tout de travers.

– Il a eu le temps d’apprendre. Voulez-vous parier que ce soir il va gagner?

– Si vous voulez.

– Oh! mais je vous prie de ne pas accepter cela comme une pénitence. J’aime qu’on fasse volontiers ce qu’on fait.

– Ne vous fâchez pas. C’est convenu. S’il gagne, c’est à vous qu’il rendra l’argent. Mais s’il perd, vous me rembourserez. Ça vous va?

Elle pressa un bouton de sonnerie:

– Apportez-nous du tokay et trois verres. – Et s’il revient avec les cinq mille francs seulement, on les lui laissera, n’est-ce pas? S’il ne perd ni ne gagne…

– Ça n’arrive jamais. C’est curieux comme vous vous intéressez à lui.

– C’est curieux que vous ne le trouviez pas intéressant.

– Vous le trouvez intéressant parce que vous êtes amoureuse de lui.

– Ça c’est vrai, mon cher! On peut vous dire ça, à vous. Mais ce n’est pas pour cela qu’il m’intéresse. Au contraire: quand quelqu’un me prend par la tête, d’ordinaire ça me refroidit.

Un serviteur reparut portant, sur un plateau, le vin et les verres.

– Nous allons boire d’abord pour le pari, puis nous reboirons avec le gagnant.

Le serviteur versa du vin et ils trinquèrent.

– Moi, je le trouve rasoir, votre Vincent, reprit Robert.

– Oh! “mon” Vincent!… Comme si ça n’était pas vous qui l’aviez amené! Et puis je vous conseille de ne pas répéter partout qu’il vous ennuie. On comprendrait trop vite pourquoi vous le fréquentez.

Robert, se détournant un peu, posa ses lèvres sur le pied nu de Lilian, que celle-ci ramena vers elle aussitôt et cacha sous son éventail.

– Dois-je rougir? dit-il.

– Avec moi ce n’est pas la peine d’essayer. Vous ne pourriez pas.

Elle vida son verre, puis:

– Voulez-vous que je vous dise, mon cher. Vous avez toutes les qualités de l’homme de lettres: vous êtes vaniteux, hypocrite, ambitieux, versatile, égoïste…

– Vous me comblez.

– Oui, tout cela c’est charmant. Mais vous ne ferez jamais un bon romancier.

– Parce que?…

– Parce que vous ne savez pas écouter.

– Il me semble que je vous écoute fort bien.

– Bah! Lui, qui n’est pas littérateur, il m’écoute encore bien mieux. Mais quand nous sommes ensemble, c’est bien plutôt moi qui écoute.

– Il ne sait presque pas parler.

– C’est parce que vous discourez tout le temps. Je vous connais: vous ne le laissez pas placer deux mots.

– Je sais d’avance tout ce qu’il pourrait dire.

– Vous croyez? Vous connaissez bien son histoire avec cette femme?

– Oh! les affaires de coeur, c’est ce que je connais au monde de plus ennuyeux!

– J’aime aussi beaucoup quand il parle d’histoire naturelle.

– L’histoire naturelle, c’est encore plus ennuyeux que les affaires de coeur. Alors il vous a fait un cours?

– Si je pouvais vous redire ce qu’il m’a dit… C’est passionnant, mon cher. Il m’a raconté des tas de choses sur les animaux de la mer. Moi j’ai toujours été curieuse de tout ce qui vit dans la mer. Vous savez que maintenant ils construisent des bateaux, en Amérique, avec des vitres sur le côté, pour voir tout autour, au fond de l’océan. Il paraît que c’est merveilleux. On voit du corail vivant, des… des… comment appelez-vous cela? – des madrépores, des éponges, des algues, des bancs de poissons. Vincent dit qu’il y a des espèces de poissons qui crèvent quand l’eau devient plus salée, ou moins, et qu’il y en a d’autres au contraire qui supportent des degrés de salaison variée, et qui se tiennent au bord des courants, là où l’eau devient moins salée, pour manger les premiers quand ils faiblissent. Vous devriez lui demander de vous raconter… Je vous assure que c’est très curieux. Quand il en parle, il devient extraordinaire. Vous ne le reconnaîtriez plus… Mais vous ne savez pas le faire parler… C’est comme quand il raconte son histoire avec Laura Douviers… Oui, c’est le nom de cette femme… Vous savez comment il l’a connue?

– Il vous l’a dit?

– A moi l’on dit tout. Vous le savez bien, homme terrible! Et elle lui caressa le visage avec les plumes de son éventail refermé. – Vous doutez-vous qu’il est venu me voir tous les jours, depuis le soir où vous me l’avez amené?

– Tous les jours! Non, vrai, je ne m’en doutais pas.

– Le quatrième, il n’a plus pu y tenir; il a tout raconté. Mais chaque jour ensuite, il ajoutait quelque détail.

– Et cela ne vous ennuyait pas! Vous êtes admirable.

– Je t’ai dit que je l’aime. Et elle lui saisit le bras emphatiquement.

 

– Et lui… il aime cette femme?

Lilian se mit à rire:

– Il l’aimait. – Oh! il a fallu d’abord que j’aie l’air de m’intéresser vivement à elle. J’ai même dû pleurer avec lui. Et cependant j’étais affreusement jalouse. Maintenant, plus. Écoute comment ça a commencé; ils étaient à Pau tous les deux, dans une maison de santé, un sanatorium, où on les avait envoyés l’un et l’autre parce qu’on prétendait qu’ils étaient tuberculeux. Au fond, ils ne l’étaient vraiment ni l’un ni l’autre; Mais ils se croyaient très malades tous les deux. Ils ne se connaissaient pas encore. Ils se sont vus pour la première fois, étendus l’un à côté de l’autre sur une terrasse de jardin, chacun sur une chaise longue, près d’autres malades qui restent étendus tout le long du jour en plein air pour se soigner. Comme ils se croyaient condamnés, ils se sont persuadés que tout ce qu’ils feraient ne tirerait plus à conséquence. Il lui répétait à tout instant qu’ils n’avaient plus l’un et l’autre qu’un mois à vivre; et c’était au printemps. Elle était là-bas toute seule. Son mari est un petit professeur de français en Angleterre. Elle l’avait quitté pour venir à Pau. Elle était mariée depuis trois mois. Il avait dû se saigner à blanc pour l’envoyer là-bas. Il lui écrivait tous les jours. C’eét une jeune femme de très honorable famille; très bien élevée, très réservée, très timide. Mais là-bas… Je ne sais pas trop ce que Vincent a pu lui dire, mais le troisième jour elle lui avouait que, bien que couchant avec son mari et possédée par lui, elle ne savait pas ce que c’était que le plaisir.

– Et lui, alors, qu’est-ce qu’il a dit?

– Il lui a pris la main qu’elle laissait pendre au côté de sa chaise longue et l’a longuement pressée sur ses lèvres.

– Et vous, quand il vous a raconté cela, qu’avez-vous dit?

– Moi! c’est affreux… figurez-vous qu’alors j’ai été prise d’un fou rire. Je n’ai pas pu me retenir et je ne pouvais plus m’arrêter… Ça n’était pas tant ce qu’il me disait qui me faisait rire; c’était l’air intéressé et consterné que j’avais cru devoir prendre, pour l’engager à continuer. Je craignais de paraître trop amusée. Et puis, au fond, c’était très beau et très triste. Il était tellement ému en m’en parlant! Il n’avait jamais raconté rien de tout cela à personne. Ses parents, naturellement, n’en savent rien.

– C’est vous qui devriez écrire des romans.

– Parbleu, mon cher, si seulement je savais dans quelle langue!… Mais entre le russe, l’anglais et le français, jamais je ne pourrai me décider. – Enfin, la nuit suivante, il est venu retrouver sa nouvelle amie dans sa chambre et là il lui a révélé tout ce que son mari n’avait pas su lui apprendre, et que je pense qu’il lui enseigna fort bien. Seulement, comme ils étaient convaincus qu’ils n’avaient plus que très peu de temps à vivre, ils n’ont pris naturellement aucune précaution, et, naturellement, peu de temps après, l’amour aidant, ils ont commencé d’aller beaucoup mieux l’un et l’autre. Quand elle s’est rendu compte qu’elle était enceinte, ils ont été tous les deux consternés. C’était le mois dernier. Il commençait à faire chaud. Pau, l’été, n’est plus tenable. Ils sont rentrés ensemble à Paris. Son mari croit qu’elle est chez ses parents qui dirigent un pensionnat près du Luxembourg; mais elle n’a pas osé les revoir. Les parents, eux, la croient encore à Pau; mais tout finira bientôt par se découvrir. Vincent jurait d’abord de ne pas l’abandonner; il lui proposait de partir n’importe où avec elle, en Amérique, en Océanie. Mais il leur fallait de l’argent. C’est précisément alors qu’il a fait votre rencontre et qu’il a commencé à jouer.

– Il ne m’avait rien raconté de tout ça.

– Surtout n’allez pas lui dire que je vous ai parlé!… Elle s’arrêta, tendit l’oreille:

– Je croyais que c’était lui… Il m’a dit que pendant le trajet de Pau à Paris, il a cru qu’elle devenait folle. Elle venait seulement de comprendre qu’elle commençait une grossesse. Elle était en face de lui dans le compartiment du wagon; ils étaient seuls. Elle ne lui avait rien dit depuis le matin; il avait dû s’occuper de tout, pour le départ; elle se laissait faire; elle semblait n’avoir plus conscience de rien. Il lui a pris les mains; mais elle regardait fixement devant elle, hagarde, comme sans le voir, et ses lèvres s’agitaient. Il s’est penché vers elle. Elle disait: “Un amant! Un amant. J’ai un amant.” Elle répétait cela sur le même ton; et toujours le même mot revenait, comme si elle n’en connaissait plus d’autres… Je vous assure, mon cher, que quand il m’a fait ce récit, je n’avais plus envie de rire du tout. De ma vie, je n’ai entendu rien de plus pathétique. Mais tout de même, à mesure qu’il parlait, je comprenais qu’il se détachait de tout cela. On eût dit que son sentiment s’en allait avec ses paroles. On eût dit qu’il savait gré à mon émotion de relayer un peu la sienne.

– Je ne sais pas comment vous diriez cela en russe ou en anglais, mais je vous certifie qu’en français, c’est très bien.

– Merci. Je le savais. C’est à la suite de cela qu’il m’a parlé d’histoire naturelle; et j’ai tâché dé le persuader qu’il serait monstrueux de sacrifier sa carrière à son amour.

– Autrement dit, vous lui avez conseillé de sacrifier son amour. Et vous vous proposez de lui remplacer, cet amour?

Lilian ne répondit rien.

– Cette fois-ci, je crois que c’est lui, reprit Robert en se levant… Vite encore un mot avant qu’il n’entre. Mon père est mort tantôt.

– Ah! fit-elle simplement.

– Cela ne vous dirait rien de devenir comtesse de Passavant?

Lilian, du coup, se renversa en arrière en riant aux éclats.

– Mais, mon cher… c’est que je crois bien me souvenir que j’ai oublié un mari en Angleterre. Quoil je ne vous l’avais pas déjà dit?

– Peut-être pas.

– Un Lord Griffith existe quelque part.

Le comte de Passavant, qui n’avait jamais cru à l’authenticité du titre de son amie, sourit. Celle-ci reprit:

– Dites un peu. Est-ce pour couvrir votre vie que vous imaginez de me proposer cela? Non, mon cher, non. Restons comme nous sommes. Amis, hein? et elle lui tendit une main qu’il baisa.

– Parbleu, j’en étais sûr, s’écria Vincent en entrant. Il s’est mis en habit, le traître.

– Oui, je lui avais promis de rester en veston pour ne pas faire honte au sien, dit Robert. Je vous demande bien pardon, cher ami, mais je me suis souvenu tout d’un coup que j’étais en deuil.

Vincent portait la tête haute; tout en lui respirait le triomphe, la joie. A son arrivée, Lilian avait bondi. Elle le dévisagea un instant, puis s’élança joyeusement sur Robert dont elle bourra le dos de coups de poing en sautant, dansant et criant (Lilian m’agace un peu lorsqu’elle fait ainsi l’enfant):

– Il a perdu son pari! Il a perdu son pari.

– Quel pari? demanda Vincent.

– Il avait parié que vous alliez de nouveau perdre. Allons! dites vite: gagné combien?

– J’ai eu le courage extraordinaire, la vertu, d’arrêter à cinquante mille, et de quitter le jeu là-dessus.

Lilian poussa un rugissement de plaisir.

– Bravo! Bravo! Bravo! criait-elle. Puis elle sauta au cou de Vincent, qui sentit tout le long de son corps la souplesse de ce corps brûlant à l’étrange parfum de santal, et Lilian l’embrassa sur le front, sur les joues, sur les lèvres. Vincent, en chancelant, se dégagea. Il sortit de sa poche une liasse de billets de banque.

– Tenez, reprenez votre avance, dit-il en en tendant cinq à Robert.

– C’est à Lady Lilian que vous les devez à présent.

Robert lui passa les billets, qu’elle jeta sur le divan. Elle était haletante. Elle alla jusqu’à la terrasse pour respirer. C’était l’heure douteuse où s’achève la nuit, et où le diable fait ses comptes. Dehors, on n’entendait pas un bruit. Vincent s’était assis sur le divan. Lilian se retourna vers lui, et, pour la première fois, le tutoyant:

– Et maintenant, qu’est-ce que tu vas faire?

Il prit sa tête dans ses mains et dit dans une sorte de sanglot:

– Je ne sais plus.

Lilian s’approcha de lui et posa sa main sur son front qu’il releva; ses yeux étaient secs et ardents.