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Kitabı oxu: «Histoire de Sibylle», səhifə 5

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Le moindre événement qui vient agiter un instant la torpeur monotone de certaines existences provinciales, y est reçu comme une bénédiction. L'arrivée et l'installation de Sibylle sous le toit pointu des Beaumesnil eurent ce caractère. Une allégresse infinie se répandit aussitôt comme un feu de joie dans toute la maison, depuis le salon chinois, où une cinquantaine de mandarins souriaient éternellement à M. de Beaumesnil, qui éternellement souriait aux mandarins, jusqu'à la cuisine, où mademoiselle Constance courut commenter la nouvelle aussi vite que le lui permit son embonpoint. Quant au chevalier Théodore, son premier mouvement en cette grande conjoncture fut de descendre à la cave, et le second d'en rapporter deux bouteilles de vin vieux, afin de faire honneur à mademoiselle de Férias, tout en se faisant plaisir à lui-même. On se mit à table au milieu de cette agréable excitation, qui, doucement entretenue par les fumées du repas, se traduisit par un déchaînement de verbeux commérages. Les voisins et les voisines, leurs habitudes, leurs opinions politiques, leur toilette du dernier dimanche, furent tour à tour passés en revue par la maîtresse du logis, qui généralement blâma les uns et n'approuva pas les autres. – N'oubliant pas toutefois le but moral de la fête, madame de Beaumesnil entremêlait çà et là sa charitable chronique de quelques anecdotes instructives qu'elle accompagnait de clins d'oeil adressés à Sibylle. Tantôt c'était une petite fille qui, pour avoir mal fait sa prière, avait été tirée par les pieds pendant la nuit; tantôt c'était un petit garçon qui, pour avoir eu des distractions pendant le catéchisme, avait reçu le fouet d'une main invisible. Ces effrayantes légendes parurent malheureusement affecter M. de Beaumesnil beaucoup plus que Sibylle. Lui-même n'avait-il pas fait la nuit dernière un rêve bien digne de figurer parmi ces sinistres miracles? Il avait rêvé qu'il était mouton et qu'il bêlait tristement sur le sommet d'une haute montagne. M. de Beaumesnil, pour donner plus de couleur à son récit, voulut bien l'appuyer de quelques bêlements imitatifs qui eurent le privilège d'amener sur les lèvres de Sibylle son premier sourire de la soirée. – Au dessert enfin, le chevalier Théodore chanta quelques refrains de ses pères, dont tout ce que Sibylle put comprendre fut que le chevalier aimait à danser sur la fougère avec les bergères, ce qui effectivement lui arrivait quelquefois après vêpres. Puis le chevalier, qui était alors au comble de l'exaltation, saisissant d'une main la pauvre Sibylle et entraînant de l'autre l'épaisse Constance, commença à travers la salle une vive farandole, qui se termina brusquement par l'effraction d'une pile d'assiettes et par l'interpellation de stupide animal que sa tendre soeur ne lui fit pas attendre.

Sibylle, qui se sentait comme naufragée au milieu d'une tribu de cannibales, éprouva enfin un moment de bien-être quand elle se trouva seule, installée dans la chambrette de son amie Clotilde et couchée sous ses rideaux blancs. Cachant alors sa tête dans les plis de l'oreiller, pour n'être pas entendue de mademoiselle Constance, sa voisine, et mordant une boucle de ses cheveux, elle pleura abondamment.

Le lendemain, l'abbé Renaud se présenta de bonne heure au manoir. Madame de Beaumesnil s'inquiéta d'un peu de fatigue qui paraissait sur ses traits.

– Ce n'est rien, dit-il: c'est que j'ai lu une partie de la nuit.

Le déjeuner le remit. Se trouvant alors en bonnes dispositions, l'excellent homme emmena son élève sous une tonnelle du jardin, et, posant sur une petite table sa tasse de café, dans laquelle il puisait une cuillerée de temps en temps, il répondit victorieusement aux questions épineuses que Sibylle lui avait posées la veille. Madame de Beaumesnil, assise à deux pas, tricotait en surveillant Sibylle d'un oeil sévère. Contre l'habitude, et à la vive satisfaction du curé, la leçon s'acheva sans que l'enfant eût soulevé la moindre objection.

En récompense de cette docilité, madame de Beaumesnil organisa sur-le-champ, dans le salon chinois, une petite chapelle qu'elle orna de coquillages et d'images de dévotion, et devant laquelle le chevalier se mit aussitôt à chanter vêpres comme s'il eût été au lutrin, tandis que Sibylle le regardait avec épouvante. A ce jeu édifiant succédèrent des lectures pieuses, faites alternativement d'une voix de psalmodie par madame de Beaumesnil et mademoiselle Constance, qui s'interrompaient de temps à autre pour gourmander rudement, de leur voix ordinaire, les mendiants qui se présentaient dans la cour. Elles ne semblaient point d'ailleurs comprendre les livres qu'elles lisaient, et pouvaient au surplus donner pour excuse qu'ils étaient incompréhensibles. Ces femmes n'avaient garde, en effet, de demander leur instruction ou leurs consolations à l'oeuvre, si riche et si variée cependant, des grands hommes et des saints qui, dans tous les temps, ont honoré à la fois l'Eglise et l'esprit humain en prêtant à la vérité un langage digne d'elle. Il leur fallait mieux: il leur fallait quelqu'une de ces niaises productions mystiques où toute vérité morale et religieuse disparaît sous les fleurs les plus fades d'un symbolisme raffiné; la phraséologie précieuse et vide de cette basse littérature avait l'avantage de bercer doucement la paresse de leur pensée, la mollesse de leur âme et le sommeil de leur conscience, en paraissant même les sanctifier. Sibylle, après avoir essayé vainement de saisir le sens de ce verbiage, avait fini par s'endormir; elle fut réveillée en sursaut par la voix formidable du chevalier, qui entonnait un cantique, soutenu par le contralto de madame de Beaumesnil et par le fausset de mademoiselle Constance. Sibylle, invitée à se joindre à ce concert spirituel, s'y joignit.

M. et madame de Férias vinrent ce jour-là dîner au manoir. Madame de Beaumesnil les informa de la soumission de Sibylle et du succès complet de l'expérience, et reçut en retour leurs affectueux remercîments. Le dîner se passa sans incidents; seulement, Sibylle s'étonna que miss O'Neil ne fût pas venue la voir, et madame de Férias alléguant qu'elle avait été retenue par une indisposition, madame de Beaumesnil crut devoir exprimer l'espérance que miss O'Neil n'en mourrait pas, car si elle mourait, elle irait directement en enfer, ce qui était pénible à penser. Cette proposition, appuyée de quelques murmures de condoléance, fit ouvrir de grand yeux à Sibylle, qui apparemment avait peine à se figurer madame de Beaumesnil couronnée de l'auréole des élus en regard de miss O'Neil plongée dans les puits de l'abîme.

Le soir, comme Sibylle venait de se mettre au lit, madame de Beaumesnil, en l'embrassant, découvrit dans les plis de sa chemisette une petite médaille d'argent que l'enfant tenait de sa grand'mère.

– Qu'avez-vous là, ma chère fille?

Elle examina la médaille.

– Otez cela, reprit-elle, je veux vous donner quelque chose de mieux.

Elle ouvrit une armoire et en tira une boîte remplie de médailles. Madame de Beaumesnil avait des médailles de toutes sortes: elle en avait de bonnes, elle en avait de meilleures, elle en avait d'excellentes. Ce fut une de ces dernières qu'elle suspendit au cou de Sibylle en lui en expliquant les vertus particulières.

– Mais je voudrais garder la mienne avec la vôtre, dit

Sibylle.

– Vous le pouvez, mon enfant; seulement ne vous étonnez pas si la vôtre devient en peu de jours terne comme du plomb.

– Et pourquoi, madame?

– C'est un miracle qui arrive souvent, dit madame de

Beaumesnil, quand une médaille est jalouse de sa soeur.

– Comment! de sa soeur! De quelle soeur? s'écria l'enfant avec une sorte d'effroi; mais il n'y a qu'une sainte Vierge, madame!

Madame de Beaumesnil y réfléchit un instant.

– Sans doute, reprit-elle en hésitant, assurément;… mais cela ne fait rien! Voyons, tâchez de dormir, mademoiselle, au lieu de bavarder à tort et à travers comme une pie borgne.

Obéissant à cette pressante recommandation, Sibylle appela de tout son coeur le bienfaisant sommeil; mais elle l'appela longtemps avant de pouvoir échapper à la confusion d'idées qui torturait son cerveau.

Les jours qui suivirent cette première journée d'épreuve en furent la répétition à peu près exacte, et nous n'en dirons rien. Après trois semaines de ce régime, Sibylle, silencieuse et douce comme une colombe, était citée avec orgueil par madame de Beaumesnil comme une néophyte exemplaire.

– Désormais, disait-elle, mademoiselle de Férias était aussi bien préparée qu'elle-même aux plus hauts devoirs de la religion.

Grande fut donc la surprise de la dame, quand un matin Sibylle, arrivant sous la tonnelle pour prendre sa leçon de catéchisme, déclara tranquillement qu'elle ne la prendrait pas, que cela était inutile, puisqu'elle était décidée à ne pas faire sa première communion cette année-là. A cet étonnant discours, madame de Beaumesnil, devenue subitement plus rouge qu'une pivoine, se dressa sur sa chaufferette comme une pythonisse sur son trépied, tandis qu'une pâleur de marbre s'étendait sur le visage du curé.

– Et pourquoi, mademoiselle, ne ferez-vous point votre première communion, s'il vous plaît? dit madame de Beaumesnil d'une voix sifflante.

– J'ai des pensées qui ne me le permettent pas, madame.

– Quelles pensées?.. Voyons! parlerez-vous?

– Je ne puis les dire.

– C'est bien, mademoiselle. Ah! la vilaine petite masque! Ah! comme je vous fouetterais, ma mie, si j'étais votre mère!

– Heureusement, madame, vous ne l'êtes point! dit Sibylle.

Madame de Beaumesnil descendit de sa chaufferette, la regarda en face un instant, et, ne pouvant la tuer, se retira.

Une demi-heure après, l'abbé Renaud faisait son entrée dans la cour du château de Férias, accompagné de Sibylle, qui lui avait refusé toute explication. Elle gagna sa chambre à la dérobée, tandis que le pauvre curé, essuyant les gouttes de sueur qui ruisselaient comme des larmes sur son visage, se présentait dans le salon.

En apprenant l'étrange détermination de leur petite-fille, M. et madame de Férias furent atterrés: ce coup les atteignait dans les parties les plus vivantes et les plus sensibles de leur être; leur tendresse, leur conscience, leur fierté, tout souffrait, tout saignait à la fois. Miss O'Neil, qui était présente, partagea leur douleur. On fit appeler Sibylle. Elle descendit aussitôt. Sa pâleur était effrayante. Comme elle s'approchait de son aïeul pour l'embrasser, le vieillard l'arrêta de la main.

– Ma fille, dit-il, gardez vos caresses; elles ne sont pas de saison quand vous nous brisez le coeur. Je ne vous reproche point vos pensées, vous n'en êtes pas maîtresse; mais votre confiance dépend de vous, et vous êtes impardonnable de nous la refuser. Vous me forcez de vous dire que j'ai le droit de l'exiger, et je l'exige. Vous entendez.

Sibylle l'avait regardé d'un oeil fixe pendant qu'il parlait: elle sembla vouloir répondre, ses lèvres s'agitèrent vaguement, puis elles devinrent livides tout à coup, et l'enfant s'affaissa sur le parquet. On la mit au lit, et un accès de fièvre succéda à cette violente syncope. En revenant à elle, elle vit le marquis et la marquise penchés sur elle et lui souriant.

– Ma chère fillette, lui dit son aïeul, calmez-vous. J'ai eu tort de vous presser. Si vous nous affligez, c'est à regret certainement; c'est pour obéir à quelques-uns de ces scrupules qui naissent souvent dans les consciences délicates. Ces chimères s'envoleront d'elles-mêmes quand il plaira à Dieu. En attendant, dans tout ce qui touche à la religion, je vous laisserai une pleine liberté.

– Vous êtes bon! dit Sibylle. Elle passa un bras autour du cou du vieillard, attira sa tête blanche sur l'oreiller, et s'endormit paisiblement.

M. de Férias, alarmé du profond ébranlement de ce jeune esprit, avait en effet résolu, non-seulement d'en respecter les mystérieuses angoisses, mais de le soustraire absolument pendant quelque temps à l'ordre de préoccupations qui semblait y avoir causé ces ravages. A dater de ce jour, les leçons de l'abbé Renaud furent suspendues: miss O'Neil fut priée d'éviter dans ses entretiens tout ce qui pouvait servir d'aliment à une exaltation dangereuse; le marquis enfin, bravant les murmures de l'opinion, les tristesses du curé et les froideurs croissantes de madame de Beaumesnil, eut le courage de dispenser Sibylle, jusqu'à nouvel ordre, de toute pratique religieuse. Le dimanche suivant, ce fut dans l'église de Férias une rumeur mêlée de blâme et de pitié quand on vit le marquis et la marquise prendre tristement place dans leur banc à côté de la chaise vide de leur petite-fille.

A part les restrictions que la prudence de M. de Férias jugeait nécessaires, les choses reprirent au château leur cours accoutumé. Des jours calmes s'y succédèrent. M. et madame de Férias continuaient à tourner dans le cercle de leurs habitudes avec le même air de grave bienveillance; Sibylle et miss O'Neil poursuivaient leurs études et leurs promenades avec la même régularité. Tout semblait donc aller pour le mieux; seulement le visage des deux vieillards se montrait chaque matin plus altéré, comme si des larmes secrètes y eussent creusé chaque nuit un sillon plus profond: en même temps un cercle bleuâtre s'élargissait peu à peu sous les longs cils de l'enfant, et dès qu'elle était seule, sa tête s'inclinait comme sous le poids d'un fardeau. Quant à miss O'Neil, dont la structure osseuse était naturellement saillante, les pommettes de ses joues prenaient un relief extraordinaire.

– Monsieur, dit-elle un jour à l'abbé Renaud, qui avait continué ses visites au château avec l'abnégation d'un vrai chrétien, vous voyez ce qui se passe: il y a ici une énigme fatale, un sphinx qui nous dévore tous. Il ne s'agit plus que de savoir lequel de nous succombera le premier, et je prie Dieu que ce soit moi.

VII
LA BARQUE

On était arrivé aux premiers jours de l'automne. C'était un dimanche; M. et madame de Férias, qui dînaient au presbytère, avaient renvoyé leur voiture le matin, en donnant l'ordre qu'elle vînt les reprendre à la sortie des vêpres. Quelques instants avant l'heure indiquée, la voiture s'arrêtait, suivant la coutume, dans l'unique rue du village; Sibylle en descendit. Elle avait profité du retour de la voiture pour venir admirer du haut des falaises une des grandes marées de l'année, dont les effets devaient être doublés par l'ouragan violent qui depuis la veille sévissait sur la côte. L'enfant, un peu affaiblie, gravit avec effort le revers de la lande, arriva toute haletante sur le sommet, et, passant sous le mur du cimetière, elle s'avança vers quelques roches saillantes qui marquaient le bord extrême de la falaise. Au milieu de ces roches elle aperçut la silhouette familière de Jacques Féray: il était assis les coudes sur ses genoux, la tête dans ses mains, et regardait la mer. Sibylle lui toucha l'épaule. Le fou, troublé dans ses méditations, jeta de côté un regard furieux qui s'adoucit dès qu'il l'eut reconnue: il s'écarta un peu comme pour lui faire place et reprit ensuite sa pose avec sérénité; Sibylle s'assit gravement près de lui. – Devant eux s'étendait le livide Océan, grondant, soulevé, terrible: des légions de vagues, dressant leurs crêtes écumantes, se précipitaient sur les falaises, et en mordaient la base avec de confuses et sauvages clameurs, auxquelles se mêlaient les plaintes aiguës du vent et par intervalles quelque fragments de psalmodie sacrée qui s'élevaient de l'église voisine. Un lourd ciel d'automne où fuyaient en désordre des masses de nuages pareilles à des fumées d'incendie achevait de répandre sur cette scène un caractère saisissant de mélancolie et même de désolation.

Après quelques moments de contemplation silencieuse, Sibylle prit doucement une des mains du fou, qui tourna aussitôt vers elle son oeil inquiet.

– Mon pauvre Jacques, dit-elle, nous sommes bien malheureux.

Jacques Féray fit de la tête un triste signe d'assentiment.

– Dieu nous a abandonnés, mon pauvre Jacques!

Les regards de Jacques s'attachèrent sur elle avec une expression de profonde surprise.

– Vous aussi! dit-il à voix basse.

– Oui, il m'a abandonnée, reprit l'enfant.

Jacques, sans se lever, se retourna vers la petite église, à laquelle il montra le poing; puis, haussant les épaules, il se replaça dans sa première attitude. Sibylle, ramenant sa mante sur son sein, qui frissonnait, se replongea de son côté dans sa sombre rêverie.

Elle en fut tirée brusquement par des cris de femme qui se firent entendre derrière elle dans l'enceinte du cimetière. Sibylle se leva aussitôt et vit s'agiter avec un air de désordre et d'effroi le petit groupe de fidèles qui, n'ayant pu trouver place dans l'église, stationnait suivant l'usage sur le seuil du porche. Quelques-uns étaient montés sur des tombes, d'autres sur le mur du cimetière, et tous dirigeaient vers le large des regards empreints d'une curiosité fiévreuse. Sibylle découvrit bientôt l'objet de cette alarme: c'était une grosse barque de pêche qui venait d'apparaître à l'angle d'une falaise, et qui semblait lutter péniblement contre le violence des vents et de la mer. Elle avait perdu une partie de sa voilure, et laissait voir d'autres signes de détresse évidents pour l'oeil le moins exercé. Cette barque devait appartenir à quelque port voisin, le petit havre de Férias ne pouvant abriter derrière sa grossière jetée en pierres sèches que des chaloupes de la plus faible dimension, qui toutes d'ailleurs s'y étaient réfugiées depuis la veille. L'anse de Férias cependant pouvait offrir une certaine sécurité relative, grâce à une série de roches et de hauts-fonds qui la fermaient d'un côté, et lui formaient, en s'avançant au loin dans la mer, une sorte de jetée naturelle. Bien que couverte aux trois quarts par le flot, cette ligne d'écueils et de bancs de sable n'en protégeait pas moins ce point de la côte contre les lames du large. C'était la pointe extrême de ces récifs que la barque, qui était alors en vue, s'efforçait de doubler en ce moment, avec l'intention manifeste de chercher dans le havre de Férias le seul refuge qu'elle pût désormais espérer.

Cependant, au bruit de l'événement, l'église avait été désertée, et une foule bourdonnante, au milieu de laquelle figurait le curé lui-même, encore revêtu des ornements du culte, se pressait sur le bord de la falaise, et commentait avec animation les manoeuvres désespérées de la barque en péril. On voyait alors distinctement les trois ou quatre hommes qui la montaient, les uns s'efforçant d'assujettir les haillons de toile qui leur restaient, les autres paraissant vider des seaux par-dessus le bord, tous déployant une activité convulsive. On croyait même de temps à autre entendre leurs cris. M. de Férias et le curé, profondément émus de ce spectacle, supplièrent les pêcheurs du village de mettre une chaloupe à la mer, et d'essayer de porter secours à ces malheureux; mais les plus libérales promesses du marquis échouèrent: le meilleur canot du port, lui fut-il répondu, serait chaviré en deux temps par une mer pareille; on plaignait ces pauvres gens, mais on ne voulait pas se perdre à plaisir avec eux.

Depuis une longue demi-heure, la barque affalée se maintenait laborieusement à la hauteur du petit cap sans pouvoir le franchir, quand soudain deux ou trois embardées plus heureuses la portèrent au delà de cette limite fatale qui seule semblait la séparer du salut. On entendit sur la falaise un cri de joie, qui l'instant d'après se changea en une exclamation de terreur et de pitié: la barque venait d'être rejetée sur la pointe même du cap. Pendant deux ou trois minutes, elle talonna violemment contre les aiguilles rocheuses qui signalaient l'extrémité du haut-fond; puis elle bondit avec la vague, tomba brusquement sur le flanc comme un animal blessé, et ne se releva pas. Elle ne fut préservée d'une destruction immédiate que par quelques récifs invisibles entre lesquels sa quille paraissait être engagée; mais chaque coup de mer qui venait alors l'assaillir, en la couvrant d'écume, semblait devoir en emporter les épaves flottantes. Au milieu de ce désordre, on pouvait encore distinguer les hommes de l'équipage, l'un d'eux couché sur le plat-bord, les autres suspendus aux agrès. Il n'y avait plus qu'à souhaiter un prompt dénoûment à l'agonie de ces infortunés, perdus sur ce débris entre l'abîme bouillonnant qui les séparait de la côte et la plaine morne de l'Océan, sur laquelle s'étendaient déjà les ombres du soir.

Parmi la foule qui assistait du haut de la falaise à ce drame cruel, le silence s'était fait: il n'était plus troublé que par les sanglots de quelques femmes. L'une d'elles éleva la voix tout à coup d'un ton suppliant:

– Monsieur le curé! s'écria-t-elle, monsieur le curé!

Sa pensée fut comprise aussitôt; il y eut un murmure d'approbation, puis tous les hommes se découvrirent, et presque tous s'agenouillèrent. Sibylle, qui avait suivi avec toute l'ardeur de son âme les moindres détails de cette scène, fut alors étonnée du caractère imposant que prit soudain la simple physionomie du vieux curé. Il était monté sur la roche où elle-même s'était assise quelques instants auparavant: le vent agitait ses cheveux gris sur son front, et son pâle visage, tendu vers le ciel, avait une expression presque sublime de douleur et de foi. Il leva une main dans la direction des naufragés, et dit d'une voix un peu tremblante, mais fortement accentuée:

– Vous qui allez mourir, – que je ne connais pas, mais que Dieu connaît, – je vous absous de vos péchés, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit!

Ayant prononcé ces paroles au milieu de la vive émotion des assistants, il se mit à genoux sur le rocher et demeura quelque temps prosterné dans l'attitude de la prière. Quand il se releva, ses yeux se reportant avec angoisse vers la barque échouée, il vit qu'elle résistait encore, bien que sous l'effort des vagues elle fût agitée par intervalles de convulsions sinistres.

– Mais enfin, s'écria-t-il, puisque Dieu leur accorde un peu de répit, ne peut-on rien faire pour eux? En êtes-vous bien sûrs, mes amis?

Un murmure négatif lui répondit.

– Au moins, reprit-il, on peut essayer, on peut s'en assurer…

Mes amis, je vous en prie… descendez avec moi sur la grève.

Nous verrons mieux, nous jugerons mieux… Vraiment ce spectacle est insoutenable!

Se dépouillant alors à la hâte des ornements sacrés, il se mit à descendre le sentier rapide qui conduisait au village, entraînant la foule sur ses pas.

En ce moment, M. de Férias, qui avait tenté plusieurs fois de soustraire Sibylle aux douloureuses émotions de la soirée, insista avec plus de force pour l'emmener au château.

– Oh! non, dit-elle, je vous en supplie… Laissez-moi encore… je suis si heureuse!

M. de Férias la regarda avec étonnement:

– Heureuse, mon enfant? dit-il.

– Oh! oui, bien heureuse!

Et, laissant son grand-père réfléchir, non sans inquiétude, à la singularité de cette expression appliquée à de telles circonstances, Sibylle suivit la foule en courant.

De la plage, l'aspect de la mer était effrayant. Elle déferlait furieusement sur ses rives avec des bruits de cataracte, et dans le bassin même que protégeait la petite jetée les flots battaient avec force, entrechoquant le barques qu'on n'avait pas eu la précaution de retirer sur la grève. Deux ou trois même avaient coulé. Le brave curé, lui aussi, parut un instant découragé; mais il jeta un regard sur la barque en perdition dont on apercevait les mâts, et, pris d'une résolution soudaine:

– J'irai seul s'il le faut, dit-il, mais j'irai!

Et avant qu'on eût pu songer à le retenir, il avait sauté dans une des chaloupes qui étaient amarrées au quai. Cet incident excita dans la masse des curieux une rumeur mêlée de cris. Quelques hommes paraissaient hésiter, mais ils furent entourés aussitôt de femmes et d'enfants en pleurs qui s'attachèrent à leurs vêtements. – Cependant il y avait au nombre des spectateurs un personnage qui s'était fait remarquer jusque-là, au milieu de l'agitation publique, par sa parfaite indifférence: c'était un vieux pêcheur à la mine froide, revêche et railleuse, qui passait pour le plus fin matelot du bourg. Il se promenait à pas lents sur le quai, son bonnet de laine bleue enfoncé sur les sourcils, les mains plongées dans les poches de sa vareuse, et une pipe à court tuyau entre les dents. On avait à plusieurs reprises réclamé les conseils de son expérience; il s'était contenté de hausser les épaules sans daigner répondre. Ce bonhomme interrompit tout à coup son insouciante promenade; il ôta sa pipe de sa bouche, en secoua les cendres dans sa main, et la mettant à sa poche:

– Si le curé risque sa peau, dit-il, je risque la mienne!

En même temps il se laissa glisser dans la chaloupe et s'occupa d'en détacher l'amarre; mais le brusque dévouement du vieillard avait soulevé dans la foule un élan de généreuse sympathie que les larmes et les prières des femmes furent désormais impuissantes à contenir. Un groupe tumultueux se précipita sur la marge du quai, et une dizaine de voix mâles crièrent à la fois:

– Moi! moi! j'en suis! Accoste! vite!

Le vieux pêcheur fit un signe de la main:

– Trois avirons seulement avec le curé, dit-il, ce ne sera pas de trop, mais c'est assez!

Trois hommes descendirent aussitôt dans l'embarcation, et se partagèrent les rames, tandis que le vieux pêcheur saisissait résolûment le gouvernail: on entendit le bruit sourd des avirons broyant le plat-bord, et la chaloupe s'éloigna du quai. Pendant quelques minutes, on la vit s'élever et s'abaisser avec une sorte de régularité sur les eaux relativement calmes du petit bassin; puis, dès qu'elle eut dépassé la jetée, elle n'avança plus que par bons désordonnés, tantôt portée sur la croupe d'une vague, tantôt disparaissant à demi dans le creux des lames; mais ce n'était déjà plus qu'avec peine que les regards des spectateurs pouvaient suivre les mouvements du frêle esquif dans lequel se concentraient pour eux en ce moment tous les intérêts de l'univers; la nuit, accélérée par le sombre aspect du ciel, achevait de tomber, et la chaloupe se perdit bientôt dans le brouillard et dans les ténèbres.

L'anxiété publique, réduite alors, sans diversion aucune, au vide navrant de l'incertitude et des conjectures, s'éleva peu à peu à un degré d'intensité qui, pour quelques-uns des assistants, fut intolérable. Il fallut emmener quelque femmes et leur donner des soins. M. et madame de Férias, redoutant pour la sensibilité de Sibylle l'effet de ces ébranlements, refusèrent de se rendre plus longtemps aux prières de l'enfant, et lui ordonnèrent de les suivre dans leur voiture; mais leur détermination céda à une seule parole de Sibylle:

– Laissez-moi jusqu'à la fin, leur dit-elle, et ce soir même je n'aurai plus de secret pour vous, je vous dirai tout.

Même au milieu des poignantes préoccupations du moment, le marquis et la marquise ne purent accueillir sans un doux battement de coeur l'espérance de voir enfin se dissiper le mystère qui, depuis de longs mois, empoisonnait leur vie. Sans comprendre le rapport secret qui semblait exister entre les événements de cette soirée et les troubles de la pensée de Sibylle, ils la connaissaient trop pour mettre en doute le sérieux et la sincérité de sa promesse. Ils se contentèrent donc de faire apporter de la voiture un supplément de châles et de fourrures, et l'enfant put rester, comme elle l'avait demandé, jusqu'à la fin.

Elle s'appuya contre une des bornes du quai, et ses yeux fatigués continuèrent d'interroger l'ombre épaisse qui tombait du ciel sur l'Océan comme un rideau fermé. Autour d'elle, la foule, le plus souvent silencieuse, échangeait par intervalles quelques mots de découragement ou de timide espérance. Tous les bruits de l'Océan étaient saisis avec avidité et interprétés avec inquiétude. De temps à autre on croyait distinguer des sons lointains de voix humaines, des cris d'appel, de détresse, d'adieu peut-être. Quelques hommes qui étaient montés sur la falaise revinrent en disant que le bouillonnement de la mer autour des écueils y maintenait une sorte de clarté, mais qu'on n'apercevait sur la surface blanche des flots aucune trace de la chaloupe ni de la barque naufragée.

Une heure et demie environ s'était écoulée au milieu de ces transes, et l'on se disait que la moitié de ce temps eût suffi pour aller jusqu'au lieu du naufrage et pour en revenir, quand l'attention fut légèrement distraite par un incident trivial: c'était une querelle qui s'élevait entre un des assistants et sa femme. Ce couple, après avoir discuté un instant à voix basse, en était venu à l'explosion. L'homme s'était offert un des premiers pour accompagner le vieux pêcheur, son confrère, dans le canot de sauvetage; mais, pendant qu'il luttait contre l'énergique résistance de sa moitié, la barque était partie sans lui. Il en était resté inconsolable, et, chose bizarre, à mesure que diminuaient les chances de jamais revoir le malheureux canot, les regrets de ce pauvre homme augmentaient. Après avoir longtemps ruminé à part lui sur ce texte, il n'avait pu y tenir. C'était sa femme qui l'avait arrêté; sans elle, il serait là-bas, avec les autres; grâce à elle, il passerait le reste de ses jours pour un propre à rien, pour une demoiselle, pour un Anglais! – Au milieu de ces récriminations, cet homme s'interrompit tout à coup, fit un pas en avant, et parut écouter avec une attention extraordinaire: un silence de mort régna aussitôt dans la foule.

– Je veux être Anglais tout de bon, dit-il, si je n'entends pas un aviron… Mais ça ne peut pas être la chaloupe, car je n'en entends qu'un.

Il écouta de nouveau, et tout le monde avec lui.

– J'y suis, reprit-il gaiement; je n'en entends qu'un, parce qu'il ne va pas d'ensemble… C'est le curé!

Un frisson d'émotion joyeuse, mais encore incertaine, courut dans la foule; puis un cri, un seul, mais poussé par toutes les bouches à la fois, éclata sur le rivage: on voyait la chaloupe, remplie de formes indistinctes, glisser peu à peu hors des ténèbres et s'avancer dans la brume, pareille aux barques charges d'ombres de la mythologie antique.

Yaş həddi:
12+
Litresdə buraxılış tarixi:
11 avqust 2017
Həcm:
340 səh. 1 illustrasiya
Müəllif hüququ sahibi:
Public Domain

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