Kitabı oxu: «Милый друг. Уровень 1 / Bel-Ami»

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Guy de Maupassant. Bel-Ami

© Кирия К. А., адаптация текста, комментарии, упражнения и словарь, 2025

© ООО «Издательство АСТ», 2025

Première partie

I

Quand la caissière lui eut rendu la monnaie de sa pièce de cent sous, Georges Duroy sortit du restaurant.

Comme il portait beau, par nature et par pose d'ancien sous-officier1, il cambra sa taille, frisa sa moustache d'un geste militaire et familier, et jeta sur les dîneurs attardés un regard rapide et circulaire, un de ces regards de joli garçon, qui s'étendent comme des coups d'épervier. Les femmes avaient levé la tête vers lui, trois petites ouvrières.

Lorsqu'il fut sur le trottoir, il demeura un instant immobile, se demandant ce qu'il allait faire. On était au 28 juin, et il lui restait juste en poche trois francs quarante pour finir le mois. Cela représentait deux dîners sans déjeuners, ou deux déjeuners sans dîners, au choix. Il réfléchit que les repas du matin étant de vingt-deux sous, au lieu de trente que coûtaient ceux du soir, il lui resterait, en se contentant des déjeuners, un franc vingt centimes de boni, ce qui représentait encore deux collations au pain et au saucisson, plus deux bocks sur le boulevard. C'était là sa grande dépense et son grand plaisir des nuits; et il se mit à descendre la rue Notre-Dame-de-Lorette.

Grand, bien fait, blond, d'un blond châtain vaguement roussi, avec une moustache retroussée, qui semblait mousser sur sa lèvre, des yeux bleus, clairs, troués d'une pupille toute petite, des cheveux frisés naturellement, séparés par une raie au milieu du crâne, il ressemblait bien au mauvais sujet des romans populaires.

C'était une de ces soirées d'été où l'air manque dans Paris. La ville, chaude comme une étuve, paraissait suer dans la nuit étouffante.

Il tourna vers la Madeleine et suivit le flot de foule qui coulait accablé par la chaleur. Les grands cafés, pleins de monde, débordaient sur le trottoir. Duroy avait ralenti sa marche, et l'envie de boire lui séchait la gorge.

Une soif chaude, une soif de soir d'été le tenait, et il pensait à la sensation délicieuse des boissons froides coulant dans la bouche. Mais s'il buvait seulement deux bocks dans la soirée, adieu le maigre souper du lendemain. Et il regardait tous ces hommes attablés et buvant, tous ces hommes qui pouvaient se désaltérer tant qu'il leur plaisait. Et une colère l'envahissait contre ces gens assis et tranquilles. Il murmurait: «Les cochons!»

La foule glissait autour de lui, exténuée et lente, et il pensait toujours: «Tas de brutes! tous ces imbéciles-là ont des sous dans le gilet.»

Comme il arrivait au coin de la place de l'Opéra, il croisa un gros jeune homme, dont il se rappela vaguement avoir vu la tête quelque part.

Il se mit à le suivre, cherchant dans sa mémoire, répétant intérieurement: «Où ai-je rencontré cet homme?» Puis, soudainement, une image de lui, plus jeune et en uniforme de hussard, lui revint en tête. Il s'écria alors, tout haut: «Tiens, Forestier!» et accéléra le pas pour le rattraper. Il lui tapota l'épaule et Forestier se tourna, l'examinant un instant avant de lui répondre.

Ils se reconnurent enfin, et Forestier, avec chaleur, tendit les bras pour accueillir son ancien camarade. Ils échangèrent des salutations et Forestier lui parla de sa santé déclinante, de ses multiples consultations médicales, des conseils qu'il avait reçus, et des difficultés qu'il rencontrait pour suivre les prescriptions des médecins. Il expliqua qu'on lui avait conseillé de passer l'hiver dans le Midi, mais que cela n'était pas facile avec sa situation: il était marié et occupait une position de journaliste.

Forestier lui parla alors de son parcours: il dirigeait la politique à La Vie Française, était responsable du Sénat au Salut, et écrivait parfois des chroniques littéraires pour La Planète. Georges Duroy, un peu surpris par ce qu'il entendait, observait son ancien camarade. Il avait bien changé: il était devenu plus imposant, plus sûr de lui, arborant une allure de personne bien établie, contrastant avec l'homme maigre et agité qu'il avait connu dans leur jeunesse.

Ils marchèrent ensemble en se tenant par le bras, dans une complicité naturelle qui naît entre d'anciens compagnons d'école ou de régiment. Forestier s'enquit de la situation de Duroy à Paris. Celui-ci haussait les épaules, expliquant qu'il peinait à joindre les deux bouts2, qu'il était resté six mois dans un emploi mal payé aux bureaux du chemin de fer du Nord. Ce n'était pas facile, il ne connaissait personne, et il manquait des opportunités.

Forestier réagit avec un mélange de sympathie et de pragmatisme, lui expliquant que dans la vie, tout dépendait de l'aplomb. Selon lui, un homme malicieux pouvait se hisser plus facilement au sommet. Il lui conseilla de ne pas accepter une place d'écuyer, qu'il lui semblait un piège. Pour lui, être écuyer signifierait renoncer à toute possibilité d'avancer dans le monde, car une fois dans cette position, il serait marqué à vie.

Il le questionna ensuite sur ses études, et Duroy admit qu'il n'avait pas obtenu le bac, ayant échoué à deux reprises. Mais cela n'était pas un obstacle, affirma Forestier, tant qu'on avait poussé ses études jusqu'au bout et qu'on savait s'en sortir. Il expliqua que l'essentiel était de faire illusion, de ne jamais laisser paraître son ignorance, en manœuvrant habilement avec un dictionnaire à portée de main. Pour lui, tout le monde était fondamentalement ignorant et il fallait savoir en tirer parti.

Alors qu'il parlait avec cet air confiant d'un homme qui a appris à naviguer dans la société, il fut soudainement interrompu par une quinte de toux. Il s'arrêta un instant pour la laisser passer, puis, d'un ton plus désabusé, évoqua ses problèmes de bronchite persistante et ses projets de se rendre à Menton pour l'hiver afin de se soigner. La santé, selon lui, passait avant tout.

Ils arrivèrent au boulevard Poissonnière, devant une grande porte vitrée, derrière laquelle un journal ouvert était collé sur les deux faces. Trois personnes arrêtées le lisaient.

Au-dessus de la porte s'étalait, comme un appel, en grandes lettres de feu dessinées par des flammes de gaz: La Vie Française.

Forestier poussa cette porte: «Entre», dit-il. Duroy entra, monta un escalier luxueux et sale que toute la rue voyait, parvint dans une antichambre.

– Assieds-toi, dit Forestier, je reviens dans cinq minutes.

Et il disparut par une des trois sorties qui donnaient dans ce cabinet.

Duroy demeurait immobile, un peu intimidé, surpris surtout. De temps en temps des hommes passaient devant lui, en courant, entrés par une porte et partis par l'autre avant qu'il eût le temps de les regarder. C'étaient tantôt des jeunes gens, très jeunes, l'air affairé, et tenant à la main une feuille de papier qui palpitait au vent de leur course; tantôt des ouvriers compositeurs, et ils portaient avec précaution des bandes de papier imprimé, des épreuves fraîches, tout humides3. D'autres encore arrivaient, graves, importants, coiffés de hauts chapeaux à bords plats, comme si cette forme les eût distingués du reste des hommes.

Dès que Forestier finit ses affaires de travail, ils allèrent au Napolitain pour boir un peu ensemble et bavarder davantage.

Forestier cria: «Deux bocks!» et il avala le sien d'un seul trait, tandis que Duroy buvait la bière à lentes gorgées, la savourant et la dégustant4, comme une chose précieuse et rare.

Son compagnon se taisait, semblait réfléchir, puis tout à coup:

– Pourquoi n'essaierais-tu pas du journalisme?

L'autre, surpris, le regarda; puis il dit:

– Mais… c'est que… je n'ai jamais rien écrit.

– Bah! on essaie, on commence. Moi, je pourrais t'employer à aller me chercher des renseignements, à faire des démarches et des visites. Tu aurais, au début, deux cent cinquante francs et tes voitures payées. Veux-tu que j'en parle au directeur?

– Mais certainement que je veux bien,

– Alors, fais une chose, viens dîner chez moi demain; j'ai cinq ou six personnes seulement, le patron, M. Walter, sa femme, Jacques Rival et Norbert de Varenne, que tu viens de voir, plus une amie de Mme Forestier. Est-ce entendu?

Duroy hésitait, rougissant, perplexe. Il murmura enfin:

– C'est que… je n'ai pas de tenue convenable.

Forestier fut stupéfait. C'était une chose indispensable à Paris, il déclara qu'il vaudrait mieux n'avoir pas de lit que pas d'habit. Et il donna à Duroy deux louis pour en acheter les vêtements comme il fallait.

Les amis décidèrent de flâner encore un peu. Et ils se remirent en marche vers la Madeleine.

– Qu'est-ce que nous ferions bien? demanda Forestier. On prétend qu'à Paris un flâneur peut toujours s'occuper; ça n'est pas vrai. Moi, quand je veux flâner, le soir, je ne sais jamais où aller. Où veux-tu aller?

Duroy, perplexe, ne savait que dire; enfin, il se décida:

– Je ne connais pas les Folies-Bergère. J'y ferais volontiers un tour.

Forestier et Duroy arrivèrent aux Folies-Bergère, illuminées et animées. Duroy rappela qu'ils avaient oublié de passer au guichet, mais Forestier répondit avec assurance qu'il ne payait jamais. Lorsqu'ils arrivèrent au contrôle, les trois contrôleurs les saluèrent chaleureusement. Forestier demanda si la loge était bonne, et les contrôleurs confirmèrent que tout était en ordre.

À l'intérieur, une légère brume de tabac enveloppait l'espace. Forestier, sûr de lui, se fraya un chemin à travers la foule. Il s'approcha d'une ouvreuse, demanda pour la loge dix-sept, et elle le guida sans hésitation.

Et on les enferma dans une petite boîte en bois, découverte, tapissée de rouge, et qui contenait quatre chaises de même couleur, si rapprochées qu'on pouvait à peine se glisser entre elles. Les deux amis s'assirent: et, à droite comme à gauche, suivant une longue ligne arrondie aboutissant à la scène par les deux bouts, une suite de cases semblables contenait des gens assis également et dont on ne voyait que la tête et la poitrine5.

Sur la scène, trois jeunes hommes en maillot collant, un grand, un moyen, un petit, faisaient, tour à tour, des exercices sur un trapèze.

Mais Duroy ne s'occupait guère du spectacle, et, la tête tournée, il regardait sans cesse derrière lui le grand promenoir plein d'hommes et de prostituées.

Forestier lui dit: «Remarque donc l'orchestre: rien que des bourgeois avec leurs femmes et leurs enfants, de bonnes têtes stupides qui viennent pour voir. Aux loges, des boulevardiers; quelques artistes, quelques filles de demi-choix6; et, derrière nous, le plus drôle de mélange qui soit dans Paris.»

Duroy n'écoutait plus. Une de ces femmes, s'étant accoudée à leur loge, le regardait. Elle appela, d'un signe de tête, une de ses amies qui passait, une blonde aux cheveux rouges, grasse aussi, et elle lui dit d'une voix assez forte pour être entendue:

– Tiens, v'là un joli garçon: s'il veut de moi pour dix louis, je ne dirai pas non.

Forestier se retourna, et, souriant, il tapa sur la cuisse de Duroy:

– C'est pour toi, ça: tu as du succès, mon cher. Mes compliments.

L'ancien sous-off avait rougi; et il tâtait, d'un mouvement machinal du doigt, les deux pièces d'or dans la poche de son gilet.

Le rideau s'était baissé; l'orchestre maintenant jouait une valse.

Duroy dit:

– Si nous faisions un tour dans la galerie?7

– Comme tu voudras.

Ils sortirent dans une espèce de jardin couvert, que deux grandes fontaines de mauvais goût rafraîchissaient. Sous des ifs et des thuyas en caisse, des hommes et des femmes buvaient sur des tables de zinc.

– Encore un bock? demanda Forestier.

– Oui, volontiers.

Ils s'assirent en regardant passer le public et burent encore de bière.

– Est-ce que tu restes encore? Moi, je vais rentrer, j'en ai assez.

Georges murmura:

– Oui, je reste encore un peu. Il n'est pas tard. Forestier se leva:

– Eh bien! adieu, alors. À demain. N'oublie pas? 17, rue Fontaine, sept heures et demie.

– C'est entendu; à demain. Merci.

Ils se serrèrent la main, et le journaliste s'éloigna.

Dès qu'il eut disparu, Duroy se sentit libre, et de nouveau il tâta joyeusement les deux pièces d'or dans sa poche; puis, se levant, il se mit à parcourir la foule qu'il fouillait de l'œil.

Il les aperçut bientôt, les deux femmes, la blonde et la brune, qui voyageaient toujours de leur allure fière de mendiantes8, à travers la cohue des hommes.

Il alla droit sur elles, et quand il fut tout près, il n'osa plus.

La brune lui dit:

– As-tu retrouvé ta langue?

Il balbutia: «Parbleu», sans parvenir à prononcer autre chose que cette parole.

Ils restaient debout tous les trois, arrêtés, arrêtant le mouvement du promenoir, formant un remous autour d'eux.

Alors, tout à coup, elle demanda:

– Viens-tu chez moi?

Et lui, frémissant de convoitise, répondit brutalement.

– Oui, mais je n'ai qu'un louis dans ma poche. Elle sourit avec indifférence:

– Ça ne fait rien.

Et elle prit son bras en signe de possession.

Comme ils sortaient, il songeait qu'avec les autres vingt francs il pourrait facilement se procurer, en location, un costume de soirée pour le lendemain9

II

– Monsieur Forestier, s'il vous plaît?

– Au troisième, la porte à gauche.

Le concierge avait répondu cela d'une voix aimable où apparaissait une considération pour son locataire. Et Georges Duroy monta l'escalier.

Il était un peu gêné, intimidé, mal à l'aise. Il portait un habit pour la première fois de sa vie, et l'ensemble de sa toilette l'inquiétait.

Il montait lentement les marches, le cœur battant, l'esprit anxieux, harcelé surtout par la crainte d'être ridicule; et, soudain, il aperçut en face de lui un monsieur en grande toilette qui le regardait. Ils se trouvaient si près l'un de l'autre que Duroy fit un mouvement en arrière, puis il demeura stupéfait: c'était lui-même, reflété par une haute glace en pied qui formait sur le palier du premier une longue perspective de galerie. Un élan de joie le fit tressaillir, tant il se jugea mieux qu'il n'aurait cru10.

N'ayant chez lui que son petit miroir à barbe, il n'avait pu se contempler entièrement, et comme il n'y voyait que fort mal les diverses parties de sa toilette improvisée, il s'exagérait les imperfections, s'affolait à l'idée d'être grotesque.

Alors il s'étudia comme font les acteurs pour apprendre leurs rôles. Il se sourit, se tendit la main, fit des gestes, exprima des sentiments; et il chercha les degrés du sourire et les intentions de l'œil pour se montrer galant auprès des dames, leur faire comprendre qu'on les admire et qu'on les désire.

Une porte s'ouvrit dans l'escalier. Il eut peur d'être surpris et il se mit à monter fort vite et avec la crainte d'avoir été vu par quelque invité de son ami.

En arrivant au second étage, il aperçut une autre glace et il ralentit sa marche pour se regarder passer. Sa tournure lui parut vraiment élégante. Il marchait bien. Et une confiance immodérée en lui-même emplit son âme. Puis, tendant la main vers le timbre, il sonna.

La porte s'ouvrit presque aussitôt, et il se trouva en présence d'un valet en habit noir, grave, rasé, si parfait de tenue que Duroy se troubla de nouveau sans comprendre d'où lui venait cette vague émotion: d'une inconsciente comparaison, peut-être, entre la coupe de leurs vêtements. Ce laquais demanda:

– Qui dois-je annoncer?

Et il jeta le nom derrière une porte soulevée, dans un salon où il fallait entrer.

Mais Duroy, tout à coup perdant son aplomb, se sentit perclus de crainte, haletant11. Il allait faire son premier pas dans l'existence attendue, rêvée. Il s'avança, pourtant. Une jeune femme blonde était debout qui l'attendait, toute seule, dans une grande pièce bien éclairée et pleine d'arbustes, comme une serre.

Il s'arrêta net, tout à fait déconcerté. Quelle était cette dame qui souriait? Puis il se souvint que Forestier était marié; et la pensée que cette jolie blonde élégante devait être la femme de son ami acheva de l'effarer12.

Il balbutia:

– Madame, je suis…

Elle lui tendit la main:

– Je le sais, monsieur. Charles m'a raconté votre rencontre d'hier soir, et je suis très heureuse qu'il ait eu la bonne inspiration de vous prier de dîner avec nous aujourd'hui.

Il rougit jusqu'aux oreilles, ne sachant plus que dire; et il se sentait examiné, inspecté des pieds à la tête, pesé, jugé.

Il avait envie de s'excuser, d'inventer une raison pour expliquer les négligences de sa toilette; mais il ne trouva rien, et n'osa pas toucher à ce sujet difficile.

Il s'assit sur un fauteuil qu'elle lui désignait, et quand il sentit plier sous lui le velours élastique et doux du siège, quand il se sentit enfoncé, appuyé, il lui sembla qu'il entrait dans une vie nouvelle et charmante, qu'il prenait possession de quelque chose de délicieux, qu'il devenait quelqu'un, qu'il était sauvé; et il regarda Mme Forestier dont les yeux ne l'avaient point quitté13.

Elle était vêtue d'une robe de cachemire bleu pâle qui dessinait bien sa taille souple et sa poitrine grasse.

Duroy se rassurait sous son regard, qui lui rappelait sans qu'il sût pourquoi, celui de la fille rencontrée la veille aux Folies-Bergère. Elle avait les yeux gris, d'un gris azuré qui en rendait étrange l'expression, le nez mince, les lèvres fortes, le menton un peu charnu, une figure irrégulière et séduisante, pleine de gentillesse et de malice.

Après un court silence, elle lui demanda:

– Vous êtes depuis longtemps à Paris?

Il répondit, en reprenant peu à peu possession de lui:

– Depuis quelques mois seulement, madame. J'ai un emploi dans les chemins de fer; mais Forestier m'a laissé espérer que je pourrais, grâce à lui, pénétrer dans le journalisme.

Elle eut un sourire plus visible, plus bienveillant; et elle murmura en baissant la voix:

– Je sais.

Le timbre avait tinté de nouveau. Le valet annonça:

– Mme de Marelle.

C'était une petite brune, de celles qu'on appelle des brunettes.

Elle entra d'une allure alerte; elle semblait dessinée, moulée des pieds à la tête dans une robe sombre toute simple14.

Seule une rose rouge, piquée dans ses cheveux noirs, attirait l'œil violemment, semblait marquer sa physionomie, accentuer son caractère spécial, lui donner la note vive et brusque qu'il fallait.

Une fillette en robe courte la suivait.

Mme Forestier s'élança:

– Bonjour, Clotilde.

– Bonjour, Madeleine.

Elles s'embrassèrent. Puis l'enfant tendit son front avec une assurance de grande personne, en prononçant:

– Bonjour, cousine.

Mme Forestier la baisa; puis fit les présentations:

– M. Georges Duroy, un bon camarade de Charles. Mme de Marelle, mon amie, un peu ma parente.

Elle ajouta:

– Vous savez, nous sommes ici sans cérémonie, sans façon et sans pose. C'est entendu, n'est-ce pas?

Le jeune homme s'inclina.

Mais la porte s'ouvrit de nouveau, et un petit gros monsieur, court et rond, parut, donnant le bras à une grande et belle femme, plus haute que lui, beaucoup plus jeune, de manières distinguées et d'allure grave. M. Walter, député, financier, homme d'argent et d'affaires, juif et méridional, directeur de La Vie Française, et sa femme, née Basile-Ravalau, fille du banquier de ce nom.

Puis parurent, coup sur coup15, Jacques Rival, très élégant, et Norbert de Varenne, dont le col d'habit luisait, un peu ciré par le frottement des longs cheveux qui tombaient jusqu'aux épaules, et semaient dessus quelques grains de poussière blanche.

Et Forestier entra à son tour en s'excusant d'être en retard. Mais il avait été retenu au journal par l'affaire Morel. M. Morel, député radical, venait d'adresser une question au ministère sur une demande de crédit relative à la colonisation de l'Algérie.

Le domestique cria: «Madame est servie!»

Et on passa dans la salle à manger.

Duroy se trouvait placé entre Mme de Marelle et sa fille. Il se sentait de nouveau gêné, ayant peur de commettre quelque erreur dans le maniement conventionnel de la fourchette, de la cuiller ou des verres.

On ne dit rien pendant qu'on mangeait le potage, puis Norbert de Varenne demanda:

«Avez-vous lu ce procès Gauthier? Quelle drôle de chose!»

Et on discuta sur le cas d'adultère compliqué de chantage. On n'en parlait point comme on parle, au sein des familles, des événements racontés dans les feuilles publiques, mais comme on parle d'une maladie entre médecins ou de légumes entre fruitiers. On ne s'indignait pas, on ne s'étonnait pas des faits; on en cherchait les causes profondes, secrètes, avec une curiosité professionnelle et une indifférence absolue pour le crime lui-même. On tâchait d'expliquer nettement les origines des actions, de déterminer tous les phénomènes cérébraux dont était né le drame, résultat scientifique d'un état d'esprit particulier. Les femmes aussi se passionnaient à cette poursuite, à ce travail. Et d'autres événements récents furent examinés, commentés, tournés sous toutes leurs faces.

Duroy n'osait point placer un mot. Il regardait parfois sa voisine, dont la gorge ronde le séduisait. Un diamant tenu par un fil d'or pendait au bas de l'oreille, comme une goutte d'eau qui aurait glissé sur la chair. De temps en temps, elle faisait une remarque qui éveillait toujours un sourire sur les lèvres. Elle avait un esprit drôle, gentil, inattendu, un esprit de gamine expérimentée qui voit les choses avec insouciance et les juge avec un scepticisme léger et bienveillant.

Duroy cherchait en vain quelque compliment à lui faire, et, ne trouvant rien, il s'occupait de sa fille, lui versait à boire, lui tenait ses plats, la servait.

Le dîner était fort bon, et chacun s'extasiait16.

Les visages devenaient rouges, les voix s'enflaient17. Duroy se sentait envahi par un bien-être complet, un bien-être de vie et de pensée, de corps et d'âme.

Et une envie de parler lui venait, de se faire remarquer, d'être écouté, apprécié comme ces hommes dont on savourait les moindres expressions.

Mais la causerie qui allait sans cesse, accrochant les idées les unes aux autres, sautant d'un sujet à l'autre sur un mot, un rien, après avoir fait le tour des événements du jour et avoir effleuré, en passant, mille questions, revint à la grande interpellation de M. Morel sur la colonisation de l'Algérie.

M. Walter, entre deux services, fit quelques plaisanteries, car il avait l'esprit sceptique et gras. Forestier raconta son article du lendemain. Jacques Rival réclama un gouvernement militaire avec des concessions de terre accordées à tous les officiers après trente années de service colonial.

Enfin Georges Duroy ouvrit la bouche et prononça, surpris par le son de sa voix, comme s'il ne s'était jamais entendu parler:

– Ce qui manque le plus là-bas, c'est la bonne terre. Les propriétés vraiment fertiles coûtent aussi cher qu'en France, et sont achetées, comme placements de fonds18, par des Parisiens très riches. Les vrais colons, les pauvres, ceux qui s'exilent faute de pain, sont rejetés dans le désert, où il ne pousse rien, par manque d'eau.

Tout le monde le regardait. Il se sentit rougir. M. Walter demanda:

– Vous connaissez l'Algérie, monsieur?

Il répondit:

– Oui, monsieur, j'y suis resté vingt-huit mois, et j'ai séjourné dans les trois provinces.

Et brusquement, oubliant la question Morel, Norbert de Varenne l'interrogea sur un détail de mœurs qu'il tenait d'un officier. Il s'agissait du Mzab, cette étrange petite république arabe née au milieu du Sahara, dans la partie la plus desséchée de cette région brûlante.

Duroy parla avec une certaine verve hâbleuse, excité par le vin et par le désir de plaire; il raconta des anecdotes de régiment, des traits de la vie arabe, des aventures de guerre. Il trouva même quelques mots colorés pour exprimer ces contrées jaunes et nues, interminablement désolées sous la flamme dévorante du soleil.

Toutes les femmes avaient les yeux sur lui.

Mme Walter murmura de sa voix lente:

– Vous feriez avec vos souvenirs une charmante série d'articles.

Alors Walter considéra le jeune homme par-dessus le verre de ses lunettes, comme il faisait pour bien voir les visages. Il regardait les plats par-dessous.

Forestier saisit le moment: il demanda de donner à Duroy le travail dans leur journal. Il pourrait lui aider sur les sujets politiques. Le patron n'était pas contre, et il était décidé que Georges décrirait ses souvenirs du Mzab, sous le titre Souvenirs d'un chasseur d'Afrique.

Tous les hommes maintenant parlaient en même temps, avec des gestes et des éclats de voix; on discutait le grand projet du chemin de fer métropolitain.

Puis on quitta la salle à manger pour aller prendre le café. Duroy, par plaisanterie, offrit son bras à la petite fille. Elle le remercia gravement, et se haussa sur la pointe des pieds pour arriver à poser la main sur le coude de son voisin.

En entrant dans le salon, il eut de nouveau la sensation de pénétrer dans une serre. De grands palmiers ouvraient leurs feuilles élégantes dans les quatre coins de la pièce, montaient jusqu'au plafond, puis s'élargissaient en jets d'eau.

Et le jeune homme, plus maître de lui19, considéra avec attention l'appartement. Il n'était pas grand; rien n'attirait le regard en dehors des arbustes; aucune couleur vive ne frappait; mais on se sentait à son aise dedans, on se sentait tranquille, reposé; il enveloppait doucement, il plaisait, mettait autour du corps quelque chose comme une caresse.

– Prenez-vous du café, monsieur Duroy?

Et Mme Forestier lui tendait une tasse pleine, avec ce sourire ami qui ne quittait point sa lèvre.

– Oui, madame, je vous remercie.

Il reçut la tasse, et comme il se penchait plein d'angoisse pour cueillir avec la pince d'argent un morceau de sucre dans le sucrier que portait la petite fille, la jeune femme lui dit à mi-voix:

– Faites donc votre cour à Mme Walter.

Puis elle s'éloigna avant qu'il eût pu répondre un mot.

Il but d'abord son café qu'il craignait de laisser tomber sur le tapis20; puis, l'esprit plus libre, il chercha un moyen de se rapprocher de la femme de son nouveau directeur et d'entamer une conversation.

Tout à coup il s'aperçut qu'elle tenait à la main sa tasse vide; et, comme elle se trouvait loin d'une table, elle ne savait où la poser. Il s'élança.

– Permettez, madame.

– Merci, monsieur.

Et ils se mirent à causer. Il avait la parole facile et banale, du charme dans la voix, beaucoup de grâce dans le regard et une séduction irrésistible dans la moustache.

Ils parlèrent de Paris, des environs, des bords de la Seine, des villes d'eaux, des plaisirs de l'été, de toutes les choses courantes sur lesquelles on peut discourir indéfiniment sans se fatiguer l'esprit.

Puis, comme M. Norbert de Varenne s'approchait, un verre de liqueur à la main, Duroy s'éloigna par discrétion.

Mme de Marelle, qui venait de causer avec Forestier, l'appela: «Eh bien! monsieur, dit-elle brusquement, vous voulez donc tâter du journalisme?»

Alors il parla de ses projets, en termes vagues, puis recommença avec elle la conversation qu'il venait d'avoir avec Mme Walter; mais, comme il possédait mieux son sujet, il s'y montra supérieur, répétant comme de lui des choses qu'il venait d'entendre21. Et sans cesse il regardait dans les yeux sa voisine, comme pour donner à ce qu'il disait un sens profond.

Elle lui raconta à son tour des anecdotes, avec un entrain facile de femme qui se sait spirituelle et qui veut toujours être drôle; et, devenant familière, elle posait la main sur son bras, baissait la voix pour dire des riens, qui prenaient ainsi un caractère d'intimité. Il s'exaltait intérieurement à frôler cette jeune femme qui s'occupait de lui. Il aurait voulu tout de suite se dévouer pour elle, la défendre, montrer ce qu'il valait, et les retards qu'il mettait à lui répondre indiquaient la préoccupation de sa pensée.

Mais tout à coup, sans raison, Mme de Marelle appela: «Laurine!» et la petite fille s'en vint.

– Assieds-toi là, mon enfant, tu aurais froid près de la fenêtre.

Et Duroy fut pris d'une envie folle d'embrasser la fillette, comme si quelque chose de ce baiser eût dû retourner à la mère22.

La mère s'étonna:

– Tiens, elle ne s'est pas sauvée; c'est stupéfiant. Elle ne se laisse d'ordinaire embrasser que par les femmes. Vous êtes irrésistible, monsieur Duroy.

Il rougit, sans répondre, et d'un mouvement léger il balançait la petite fille sur sa jambe.

Jacques Rival aussi s'en venait, un cigare à la bouche, et Duroy se leva pour partir, ayant peur de gâter par quelque mot maladroit la besogne faite, son œuvre de conquête commencée.

Il salua, prit et serra doucement la petite main tendue des femmes, puis secoua avec force la main des hommes. Forestier lui dit à mi– voix:

– Demain, trois heures, n'oublie pas.

– Oh! non, ne crains rien.

Quand il se retrouva sur l'escalier, il eut envie de descendre en courant, tant sa joie était véhémente, et il s'élança, enjambant les marches deux par deux23; mais tout à coup, il aperçut sa figure dans la grande glace du second étage.

Puis il se regarda longuement, émerveillé d'être vraiment aussi joli garçon; puis il se sourit avec complaisance; puis, prenant congé de son image, il se salua très bas, avec cérémonie, comme on salue les grands personnages.

1.Comme il portait beau, par nature et par pose d'ancien sous-officier – Поскольку он был красив от природы и благодаря выправке бывшего унтер-офицера
2.expliquant qu'il peinait à joindre les deux bouts – объясняя, что он изо всех сил пытался свести концы с концами
3.tantôt des ouvriers compositeurs, et ils portaient avec précaution des bandes de papier imprimé, des épreuves fraîches, tout humides – иногда это были наборщики, они осторожно несли полоски печатной бумаги, свежие, влажные, с оттисками
4.il avala le sien d'un seul trait, tandis que Duroy buvait la bière à lentes gorgées, la savourant et la dégustant – он осушил свой стакан залпом, в то время как Дюруа пил пиво медленными глотками, смакуя и дегустируя его
5.une suite de cases semblables contenait des gens assis également et dont on ne voyait que la tête et la poitrine – в ряду похожих ячеек также сидели люди, которых можно было увидеть только по пояс
6.Aux loges, des boulevardiers; quelques artistes, quelques filles de demi-choix – В ложах – гуляки, кое-кто из художников и несколько кокеток
7.Si nous faisions un tour dans la galerie – Может быть прогуляемся снаружи
8.qui voyageaient toujours de leur allure fière de mendiantes – которые прогуливались с видом гордых нищенок
9.il pourrait facilement se procurer, en location, un costume de soirée pour le lendemain – он мог бы легко взять напрокат вечерний костюм на следующий день
10.Un élan de joie le fit tressaillir, tant il se jugea mieux qu'il n'aurait cru – Прилив радости заставил его вздрогнуть, настолько он выглядел лучше, чем мог бы подумать
11.Mais Duroy, tout à coup perdant son aplomb, se sentit perclus de crainte, haletant – Но Дюруа, внезапно потеряв самообладание, почувствовал, что его пронзает страх, что он задыхается
12.la pensée que cette jolie blonde élégante devait être la femme de son ami acheva de l'effarer – мысль о том, что эта симпатичная элегантная блондинка, должно быть, жена его друга, окончательно привела его в ужас
13.dont les yeux ne l'avaient point quitté – чей взгляд не отрывался от него
14.Elle entra d'une allure alerte; elle semblait dessinée, moulée des pieds à la tête dans une robe sombre toute simple – Она вошла настороженной походкой; она казалась нарисованной, отлитой с ног до головы в простом темном платье
15.coup sur coup – один за другим
16.chacun s'extasiait – все были в восторге
17.Les visages devenaient rouges, les voix s'enflaient – Лица раскраснелись, голоса становились громче
18.placements de fonds – фондовые инвестиции
19.plus maître de lui – более уверенный в себе
20.Il but d'abord son café qu'il craignait de laisser tomber sur le tapis – Сначала он выпил свой кофе, который боялся уронить на ковер
21.répétant comme de lui des choses qu'il venait d'entendre – повторяя как бы от себя то, что он только что услышал
22.comme si quelque chose de ce baiser eût dû retourner à la mère – как будто часть этого поцелуя могла перейти от нее к ее матери
23.et il s'élança, enjambant les marches deux par deux – и он побежал, перепрыгивая через две ступеньки
Yaş həddi:
16+
Litresdə buraxılış tarixi:
24 iyul 2025
Yazılma tarixi:
1885
Həcm:
200 səh. 1 illustrasiya
ISBN:
978-5-17-155796-6
Adaptasiya:
К. А. Кирия
Müəllif hüququ sahibi:
Издательство АСТ
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