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Kitabı oxu: «Salammbô», səhifə 4

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Chapitre 3. Salammbô

La lune se levait au ras des flots, et, sur la ville encore couverte de ténèbres, des points lumineux, des blancheurs brillaient : le timon d’un char dans une cour, quelque haillon de toile suspendu, l’angle d’un mur, un collier d’or à la poitrine d’un dieu. Les boules de verre sur les toits des temples rayonnaient, çà et là comme de gros diamants. Mais de vagues ruines, des tas de terre noire, des jardins faisaient des masses plus sombres dans l’obscurité, et, au bas de Malqua, des filets de pêcheurs s’étendaient d’une maison à l’autre, comme de gigantesques chauves-souris déployant leurs ailes. On n’entendait plus le grincement des roues hydrauliques qui apportaient l’eau au dernier étage des palais ; : et au milieu des terrasses, les chameaux reposaient tranquillement, couchés sur le ventre, à la manière des autruches. Les portiers dormaient dans les rues contre le seuil des maisons ; l’ombre des colosses s’allongeait sur les places désertes ; au loin quelquefois la fumée d’un sacrifice brûlant encore s’échappait par les tuiles de bronze, et la brise lourde apportait avec des parfums d’aromates les senteurs de la marine et l’exhalaison des murailles chauffées par le soleil. Autour de Carthage les ondes immobiles resplendissaient, car la lune étalait sa lueur tout à la fois sur le golfe environné de montagnes et sur le lac de Tunis, où des phénicoptères parmi les bancs de sable formaient de longues lignes roses, tandis qu’au-delà, sous les catacombes, la grande lagune salée miroitait comme un morceau d’argent. La voûte du ciel bleu s’enfonçait à l’horizon, d’un côté dans le poudroiement des plaines, de l’autre dans les brumes de la mer, et sur le sommet de l’Acropole les cyprès pyramidaux bordant le temple d’Eschmoûn se balançaient, et faisaient un murmure, comme les flots réguliers qui battaient lentement le long du môle, au bas des remparts.

Salammbô monta sur la terrasse de son palais, soutenue par une esclave qui portait dans un plat de fer des charbons enflammés.

Il y avait au milieu de la terrasse un petit lit d’ivoire, couvert de peaux de lynx avec des coussins en plume de perroquet, animal fatidique consacré aux Dieux, et dans les quatre coins s’élevaient quatre longues cassolettes remplies de nard, d’encens, de cinnamome et de myrrhe. L’esclave alluma les parfums. Salammbô regarda l’étoile polaire ; elle salua lentement les quatre points du ciel et s’agenouilla sur le sol parmi la poudre d’azur qui était semée d’étoiles d’or, à l’imitation du firmament. Puis les deux coudes contre les flancs, les avant-bras tout droits et les mains ouvertes, en se renversant la tête sous les rayons de la lune, elle dit :

– «O Rabbetna ! … Baalet ! … Tanit» et sa voix se traînait d’une façon plaintive, comme pour appeler quelqu’un. – «Anaîtis ! Astarté ! Derceto ! Astoreth ! Mylitta ! Athara ! Elissa ! Tiratha ! … Par les symboles cachés, – par les cistres résonnants, – par les sillons de la terre, – par l’éternel silence et par l’éternelle fécondité, – dominatrice de la mer ténébreuse et des plages azurées, ô Reine des choses humides, salut !»

Elle se balança tout le corps deux ou trois fois, puis se jeta le front dans la poussière, les bras allongés.

Son esclave la releva lentement, car il fallait, d’après les rites, que quelqu’un vînt arracher le suppliant à sa prosternation ; c’était lui dire que les Dieux l’agréaient, et la nourrice de Salammbô ne manquait jamais à ce devoir de piété.

Des marchands de la Gétulie-Darytienne l’avaient toute petite apportée à Carthage, et, après son affranchissement, elle n’avait pas voulu abandonner ses maîtres, comme le prouvait son oreille droite, percée d’un large trou. Un jupon à raies multicolores, en lui serrant les hanches, descendait sur ses chevilles, où s’entrechoquaient deux cercles d’étain. Sa figure, un peu plate, était jaune comme sa tunique. Des aiguilles d’argent très longues faisaient un soleil derrière sa tête. Elle portait sur la narine un bouton de corail, et elle se tenait auprès du lit, plus droite qu’un hermès et les paupières baissées.

Salammbô s’avança jusqu’au bord de la terrasse. Ses yeux, un instant, parcoururent l’horizon, puis ils s’abaissèrent sur la ville endormie, et le soupir qu’elle poussa, en lui soulevant les seins, fit onduler d’un bout à l’autre la longue simarre blanche qui pendait autour d’elle, sans agrafe ni ceinture. Ses sandales à pointes recourbées disparaissaient sous un amas d’émeraudes, et ses cheveux à l’abandon emplissaient un réseau en fils de pourpre.

Mais elle releva la tête pour contempler la lune, et, mêlant à ses paroles des fragments d’hymne, elle murmura :

– «Que tu tournes légèrement, soutenue par l’éther impalpable ! Il se polit autour de toi, et c’est le mouvement de ton agitation qui distribue les vents et les rosées fécondes. Selon que tu croîs et décrois, s’allongent ou se rapetissent les yeux des chats et les taches des panthères. Les épouses hurlent ton nom dans la douleur des enfantements ! Tu gonfles le coquillage ! Tu fais bouillonner les vins ! Tu putréfies les cadavres ! Tu formes les perles au fond de la mer !»

– «Et tous les germes, ô Déesse ! fermentent dans les obscures profondeurs de ton humidité.»

– «Quand tu parais, il s’épand une quiétude sur la terre ; les fleurs se forment, les flots s’apaisent, les hommes fatigués s’étendent la poitrine vers toi, et le monde avec ses océans et ses montagnes, comme en un miroir, se regarde dans ta figure. Tu es blanche, douce, lumineuse, immaculée, auxiliatrice, purifiante, sereine.»

Le croissant de la lune était alors sur la montagne des Eaux-Chaudes, dans l’échancrure de ses deux sommets, de l’autre côté du golfe. Il y avait en dessous une petite étoile et tout autour un cercle pâle. Salammbô reprit :

– «Mais tu es terrible, maîtresse ! … C’est par toi que se produisent les monstres, les fantômes effrayants, les songes menteurs ; tes yeux dévorent les pierres des édifices, et les singes sont malades toutes les fois que tu rajeunis.»

– «Où donc vas-tu ? Pourquoi changer tes formes, perpétuellement ? Tantôt mince et recourbée, tu glisses dans les espaces comme une galère sans mâture, ou bien au milieu des étoiles tu ressembles à un pasteur qui garde son troupeau. Luisante et ronde, tu frôles la cime des monts comme la roue d’un char.»

– «O Tanit ! tu m’aimes, n’est-ce pas ? Je t’ai tant regardée ! Mais non ! tu cours dans ton azur, et moi je reste sur la terre immobile.»

– «Taanach, prends ton nebal et joue tout bas sur la corde d’argent, car mon coeur est triste !»

L’esclave souleva une sorte de harpe en bois d’ébène plus haute qu’elle, et triangulaire comme un delta ; elle en fixa la pointe dans un globe de cristal, et des deux bras se mit à jouer.

Les sons se succédaient, sourds et précipités comme un bourdonnement d’abeilles, et de plus en plus sonores ils s’envolaient dans la nuit avec la plainte des flots et le frémissement des grands arbres au sommet de l’Acropole.

– «Tais-toi !» s’écria Salammbô.

– «Qu’as-tu donc, maîtresse ? La brise qui souffle, un nuage qui passe, tout à présent t’inquiète et t’agite.»

– «Je ne sais» , dit-elle.

– «Tu te fatigues à des prières trop longues !»

– «Oh ! Taanach, je voudrais m’y dissoudre comme une fleur dans du vin !»

– «C’est peut-être la fumée de tes parfums ?»

– «Non !» dit Salammbô : «L’esprit des Dieux habite dans les bonnes odeurs.»

Alors l’esclave lui parla de son père. On le croyait parti vers la contrée de l’ambre, derrière les colonnes de Melkarth. – «Mais s’il ne revient pas» , disait-elle, «il te faudra pourtant, puisque c’était sa volonté, choisir un époux parmi les fils des Anciens, et alors ton chagrin s’en ira dans les bras d’un homme.»

– «Pourquoi ?» demanda la jeune fille. Tous ceux qu’elle avait aperçus lui faisaient horreur avec leurs rires de bête fauve et leurs membres grossiers.

– «Quelquefois, Taanach, il s’exhale du fond de mon être comme de chaudes bouffées, plus lourdes que les vapeurs d’un volcan. Des voix m’appellent, un globe de feu roule et monte dans ma poitrine, il m’étouffe, je vais mourir ; et puis, quelque chose de suave, coulant de mon front jusqu’à mes pieds, passe dans ma chair… c’est une caresse qui m’enveloppe, et je me sens écrasée comme si un dieu s’étendait sur moi. Oh ! je voudrais me perdre dans la brume des nuits, dans le flot des fontaines, dans la sève des arbres, sortir de mon corps, n’être qu’un souffle, qu’un rayon, et glisser, monter jusqu’à toi, ô Mère !»

Elle leva ses bras le plus haut possible, en se cambrant la taille, pâle et légère comme la lune avec son long vêtement. Puis elle retomba sur la couche d’ivoire, haletante ; mais Taanach lui passa autour du cou un collier d’ambre avec des dents de dauphin pour bannir les terreurs, et Salammbô dit d’une voix presque éteinte :

– «Va me chercher Schahabarim.»

Son père n’avait pas voulu qu’elle entrât dans le collège des prêtresses, ni même qu’on lui fit rien connaître de la Tanit populaire. Il la réservait pour quelque alliance pouvant servir sa politique, si bien que Salammbô vivait seule au milieu de ce palais ; sa mère, depuis longtemps, était morte.

Elle avait grandi dans les abstinences, les jeûnes et les purifications, toujours entourée de choses exquises et graves, le corps saturé de parfums, l’âme pleine de prières. Jamais elle n’avait goûté de vin, ni mangé de viandes, ni touché à une bête immonde, ni posé ses talons dans la maison d’un mort.

Elle ignorait les simulacres obscènes, car chaque dieu se manifestant par des formes différentes, des cultes souvent contradictoires témoignaient à la fois du même principe, et Salammbô adorait la Déesse en sa figuration sidérale. Une influence était descendue de la lune sur la vierge ; quand l’astre allait en diminuant, Salammbô s’affaiblissait. Languissante toute la journée, elle se ranimait le soir. Pendant une éclipse, elle avait manqué mourir.

Mais la Rabbet jalouse se vengeait de cette virginité soustraite à ses sacrifices, et elle tourmentait Salammbô d’obsessions d’autant plus fortes qu’elles étaient vagues, épandues dans cette croyance et avivées par elle.

Sans cesse la fille d’Hamilcar s’inquiétait de Tanit. Elle avait appris ses aventures, ses voyages et tous ses noms, qu’elle répétait sans qu’ils eussent pour elle de signification distincte. Afin de pénétrer dans les profondeurs de son dogme, elle voulait connaître au plus secret du temple la vieille idole avec le manteau magnifique d’où dépendaient les destinées de Carthage, – car l’idée d’un dieu ne se dégageait pas nettement de sa représentation, et tenir ou même voir son simulacre, c’était lui prendre une part de sa vertu, et, en quelque sorte, le dominer.

Salammbô se détourna. Elle avait reconnu le bruit des clochettes d’or que Schahabarim portait au bas de son vêtement.

Il monta les escaliers : puis, dès le seuil de la terrasse, il s’arrêta en croisant les bras.

Ses yeux enfoncés brillaient comme les lampes d’un sépulcre ; son long corps maigre flottait dans sa robe de lin, alourdie par les grelots qui s’alternaient sur ses talons avec des pommes d’émeraude. Il avait les membres débiles, le crâne oblique, le menton pointu ; sa peau semblait froide à toucher, et sa face jaune, que des rides profondes labouraient, comme contractée dans un désir, dans un chagrin éternel.

C’était le grand prêtre de Tanit, celui qui avait élevé Salammbô.

– «Parle !» dit-il. «Que veux-tu ?»

– «J’espérais … tu m’avais presque promis…» Elle balbutiait, elle se troubla ; puis, tout à coup :

– «Pourquoi me méprises-tu ? qu’ai-je donc oublié dans les rites ? Tu es mon maître, et tu m’as dit que personne comme moi ne s’entendait aux choses de la Déesse ; mais il y en a que tu ne veux pas dire. Est-ce vrai, ô père ?»

Schahabarim se rappela les ordres d’Hamilcar ; il répondit :

– «Non, je n’ai plus rien à t’apprendre !»

– «Un Génie» , reprit-elle, «me pousse à cet amour. J’ai gravi les marches d’Eschmoûn, dieu des planètes et des intelligences ; j’ai dormi sous l’olivier d’or de Melkarth, patron des colonies tyriennes ; j’ai poussé les portes de Baal-Khamon, éclaireur et fertilisateur ; j’ai sacrifié aux Kabyres souterrains, aux dieux des bois, des vents, des fleuves et des montagnes : mais tous ils sont trop loin, trop haut, trop insensibles, comprends-tu ? tandis qu’elle, je la sens mêlée à ma vie ; elle emplit mon âme, et je tressaille à des élancements intérieurs comme si elle bondissait pour s’échapper. Il me semble que je vais entendre sa voix, apercevoir sa figure, des éclairs m’éblouissent, puis je retombe dans les ténèbres.»

Schahabarim se taisait. Elle le sollicitait de son regard suppliant.

Enfin, il fit signe d’écarter l’esclave, qui n’était pas de race chananéenne. Taanach disparut, et Schahabarim, levant un bras dans l’air, commença :

– «Avant les Dieux, les ténèbres étaient seules, et un souffle flottait, lourd et indistinct comme la conscience d’un homme dans un rêve. Il se contracta, créant le Désir et la Nue, et du Désir et de la Nue sortit la Matière primitive. C’était une eau bourbeuse, noire, glacée, profonde. Elle enfermait des monstres insensibles, parties incohérentes des formes à naître et qui sont peintes sur la paroi des sanctuaires.»

«Puis la Matière se condensa. Elle devint un oeuf. Il se rompit. Une moitié forma la terre, l’autre le firmament. Le soleil, la lune, les vents, les nuages parurent ; et, au fracas de la foudre, les animaux intelligents s’éveillèrent. Alors Eschmoûn se déroula dans la sphère étoilée ; Khamon rayonna dans le soleil ; Melkarth, avec ses bras, le poussa derrière Gadès ; les Kabyrim descendirent sous les volcans, et Rabbetna, telle qu’une nourrice, se pencha sur le monde, versant sa lumière comme un lait et sa nuit comme un manteau.»

– «Et après ?» dit-elle.

Il lui avait conté le secret des origines pour la distraire par des perspectives plus hautes ; mais le désir de la vierge se ralluma sous ces dernières paroles, et Schahabarim, cédant à moitié, reprit :

– «Elle inspire et gouverne les amours des hommes.»

– «Les amours des hommes !» répéta Salammbô rêvant.

– «Elle est l’âme de Carthage» , continua le prêtre ; «et bien qu’elle soit partout épandue, c’est ici qu’elle demeure, sous le voile sacré.»

– «O père !» s’écria Salammbô, «je la verrai, n’est-ce pas ? tu m’y conduiras ! Depuis longtemps j’hésitais ; la curiosité de sa forme me dévore. Pitié ! secours-moi ! partons !»

Il la repoussa d’un geste véhément et plein d’orgueil.

– «Jamais ! Ne sais-tu pas qu’on en meurt ? Les Baals hermaphrodites ne se dévoilent que pour nous seuls, hommes par l’esprit, femmes par la faiblesse. Ton désir est un sacrilège ; satisfais-toi avec la science que tu possèdes !»

Elle tomba sur les genoux, mettant ses deux doigts contre ses oreilles en signe de repentir ; et elle sanglotait, écrasée par la parole du prêtre, pleine à la fois de colère contre lui, de terreur et d’humiliation. Schahabarim, debout, restait plus insensible que les pierres de la terrasse. Il la regardait de haut en bas frémissante à ses pieds, il éprouvait une sorte de joie en la voyant souffrir pour sa divinité, qu’il ne pouvait, lui non plus, étreindre tout entière. Déjà les oiseaux chantaient, un vent froid soufflait, de petits nuages couraient dans le ciel plus pâle.

Tout à coup il aperçut à l’horizon derrière Tunis, comme des brouillards légers, qui se traînaient contre le sol ; puis ce fut un grand rideau de poudre grise perpendiculairement étalé, et, dans les tourbillons de cette masse nombreuse, des têtes de dromadaires, des lances, des boucliers parurent. C’était l’armée des Barbares qui s’avançait sur Carthage.

Chapitre 4. Sous les murs de Carthage

Des gens de la campagne, montés sur des ânes ou courant à pied, pâles, essoufflés, fous de peur, arrivèrent dans la ville. Ils fuyaient devant l’armée. En trois jours, elle avait fait le chemin de Sicca, pour venir à Carthage et tout exterminer.

On ferma les portes. Les Barbares, presque aussitôt, parurent ; mais ils s’arrêtèrent au milieu de l’isthme, sur le bord du lac.

D’abord ils n’annoncèrent rien d’hostile. Plusieurs s’approchèrent avec des palmes à la main. Ils furent repoussés à coups de flèches, tant la terreur était grande.

Le matin et à la tombée du jour, des rôdeurs quelquefois erraient le long des murs. On remarquait surtout un petit homme, enveloppé soigneusement d’un manteau et dont la figure disparaissait sous une visière très basse. Il restait pendant de grandes heures à regarder l’aqueduc, et avec une telle persistance, qu’il voulait sans doute égarer les Carthaginois sur ses véritables desseins. Un autre homme l’accompagnait, une sorte de géant qui marchait tête nue.

Mais Carthage était défendue dans toute la largeur de l’isthme : d’abord par un fossé, ensuite par un rempart de gazon, et enfin par un mur, haut de trente coudées, en pierres de taille, et à double étage. Il contenait des écuries pour trois cents éléphants avec des magasins pour leurs caparaçons, leurs entraves et leur nourriture, puis d’autres écuries pour quatre mille chevaux avec les provisions d’orge et les harnachements, et des casernes pour vingt mille soldats avec les armures et tout le matériel de guerre. Des tours s’élevaient sur le second étage, toutes garnies de créneaux et qui portaient en dehors des boucliers de bronze, suspendus à des crampons.

Cette première ligne de murailles abritait immédiatement Malqua, le quartier des gens de la marine et des teinturiers. On apercevait des mâts où séchaient des voiles de pourpre, et sur les dernières terrasses des fourneaux d’argile pour cuire la saumure.

Par-derrière, la ville étageait en amphithéâtre ses hautes maisons de forme cubique. Elles étaient en pierres, en planches, en galets, en roseaux, en coquillages, en terre battue. Les bois des temples faisaient comme des lacs de verdure dans cette montagne de blocs, diversement coloriés. Les places publiques la nivelaient à des distances inégales ; d’innombrables ruelles s’entrecroisant la coupaient du haut en bas. On distinguait les enceintes des trois vieux quartiers, maintenant confondues ; elles se levaient çà et là comme de grands écueils, ou allongeaient des pans énormes, – à demi couverts de fleurs, noircis, largement rayés par le jet des immondices, et des rues passaient dans leurs ouvertures béantes, comme des fleuves sous des ponts.

La colline de l’Acropole, au centre de Byrsa, disparaissait sous un désordre de monuments. C’étaient des temples à colonnes torses avec des chapiteaux de bronze et des chaînes de métal, des cônes en pierres sèches à bandes d’azur, des coupoles de cuivre, des architraves de marbre, des contreforts babyloniens, des obélisques posant sur leur pointe comme des flambeaux renversés. Les péristyles atteignaient aux frontons ; les volutes se déroulaient entre les colonnades ; des murailles de granit supportaient des cloisons de tuile ; tout cela montait l’un sur l’autre en se cachant à demi, d’une façon merveilleuse et incompréhensible. On y sentait la succession des âges et comme des souvenirs de patries oubliées.

Derrière l’Acropole, dans des terrains rouges, le chemin des Mappales, bordé de tombeaux, s’allongeait en ligne droite du rivage aux catacombes ; de larges habitations s’espaçaient ensuite dans des jardins, et ce troisième quartier, Mégara, la ville neuve, allait jusqu’au bord de la falaise, où se dressait un phare géant qui flambait toutes les nuits.

Carthage se déployait ainsi devant les soldats établis dans la plaine.

De loin ils reconnaissaient les marchés, les carrefours ; ils se disputaient sur l’emplacement des temples. Celui de Khamon, en face des Syssites, avait des tuiles d’or ; Melkarth, à la gauche d’Eschmoûn, portait sur sa toiture des branches de corail ; Tanit, au-delà, arrondissait dans les palmiers sa coupole de cuivre ; le noir Moloch était au bas des citernes, du côté du phare. L’on voyait à l’angle des frontons, sur le sommet des murs, au coin des places, partout, des divinités à tête hideuse, colossales ou trapues, avec des ventres énormes, ou démesurément aplaties, ouvrant la gueule, écartant les bras, tenant à la main des fourches, des chaînes ou des javelots ; et le bleu de la mer s’étalait au fond des rues, que la perspective rendait encore plus escarpées.

Un peuple tumultueux du matin au soir les emplissait ; de jeunes garçons, agitant des sonnettes, criaient à la porte des bains : les boutiques de boissons chaudes fumaient, l’air retentissait du tapage des enclumes, les coqs blancs consacrés au Soleil chantaient sur les terrasses, les boeufs que l’on égorgeait mugissaient dans les temples, des esclaves couraient avec des corbeilles sur leur tête ; et, dans l’enfoncement des portiques, quelque prêtre apparaissait drapé d’un manteau sombre, nu-pieds et en bonnet pointu.

Ce spectacle de Carthage irritait les Barbares. Ils l’admiraient, ils l’exécraient, ils auraient voulu tout à la fois l’anéantir et l’habiter. Mais qu’y avait-il dans le Port-Militaire, défendu par une triple muraille ? Puis, derrière la ville, au fond de Mégara, plus haut que l’Acropole, apparaissait le palais d’Hamilcar.

Les yeux de Mâtho à chaque instant s’y portaient. Il montait dans les oliviers, et il se penchait, la main étendue au bord des sourcils. Les jardins étaient vides, et la porte rouge à croix noire restait constamment fermée.

Plus de vingt fois il fit le tour des remparts, cherchant quelque brèche pour entrer. Une nuit, il se jeta dans le golfe, et, pendant trois heures, il nagea tout d’une haleine. Il arriva au bas des Mappales, il voulut grimper contre la falaise. Il ensanglanta ses genoux, brisa ses ongles, puis retomba dans les flots et s’en revint.

Son impuissance l’exaspérait. Il était jaloux de cette Carthage enfermant Salammbô, comme de quelqu’un qui l’aurait possédée. Ses énervements l’abandonnèrent, et ce fut une ardeur d’action folle et continuelle. La joue en feu, les yeux irrités, la voix rauque, il se promenait d’un pas rapide à travers le camp ; ou bien, assis sur le rivage, il frottait avec du sable sa grande épée. Il lançait des flèches aux vautours qui passaient. Son coeur débordait en paroles furieuses.

– «Laisse aller ta colère comme un char qui s’emporte» , disait Spendius «Crie, blasphème, ravage et tue. La douleur s’apaise avec du sang, et puisque tu ne peux assouvir ton amour, gorge ta haine ; elle te soutiendra !»

Mâtho reprit le commandement de ses soldats. Il les faisait impitoyablement manoeuvrer. On le respectait pour son courage, pour sa force surtout. D’ailleurs, il inspirait comme une crainte mystique ; on croyait qu’il parlait, la nuit, à des fantômes. Les autres capitaines s’animèrent de son exemple. L’armée, bientôt, se disciplina. Les Carthaginois entendaient de leurs maisons la fanfare des buccines qui réglait les exercices. Enfin, les Barbares se rapprochèrent.

Il aurait fallu pour les écraser dans l’isthme que deux armées pussent les prendre à la fois par-derrière, l’une débarquant au fond du golfe d’Utique, et la seconde à la montagne des Eaux-Chaudes. Mais que faire avec la seule Légion sacrée, grosse de six mille hommes tout au plus ? S’ils inclinaient vers l’Orient, ils allaient se joindre aux Nomades, intercepter la route de Cyrène et le commerce du désert. S’ils se repliaient sur l’Occident, la Numidie se soulèverait. Enfin le manque de vivres les ferait tôt ou tard dévaster, comme des sauterelles, les campagnes environnantes ; les Riches tremblaient pour leurs beaux châteaux, pour leurs vignobles, pour leurs cultures.

Hannon proposa des mesures atroces et impraticables, comme de promettre une forte somme pour chaque tête de Barbare, ou, qu’avec des vaisseaux et des machines, on incendiât leur camp. Son collègue Giscon voulait au contraire qu’ils fussent payés. Mais, à cause de sa popularité, les Anciens le détestaient ; car ils redoutaient le hasard d’un maître et, par terreur de la monarchie, s’efforçaient d’atténuer ce qui en subsistait ou la pouvait rétablir.

Il y avait en dehors des fortifications des gens d’une autre race et d’une origine inconnue, – tous chasseurs de porc-épic, mangeurs de mollusques et de serpents. Ils allaient dans les cavernes prendre des hyènes vivantes, qu’ils s’amusaient à faire courir le soir sur les sables de Mégara, entre les stèles des tombeaux. Leurs cabanes, de fange et de varech, s’accrochaient contre la falaise comme des nids d’hirondelles. Ils vivaient là, sans gouvernement et sans dieux, pêle-mêle, complètement nus, à la fois débiles et farouches, et depuis des siècles exécrés par le peuple, à cause de leurs nourritures immondes. Les sentinelles s’aperçurent un matin qu’ils étaient tous partis.

Enfin des membres du Grand-Conseil se décidèrent. Ils vinrent au camp, sans colliers ni ceintures, en sandales découvertes, comme des voisins. Ils s’avançaient d’un pas tranquille, jetant des saluts aux capitaines, ou bien ils s’arrêtaient pour parler aux soldats, disant que tout était fini et qu’on allait faire justice à leurs réclamations.

Beaucoup d’entre eux voyaient pour la première fois un camp de Mercenaires. Au lieu de la confusion qu’ils avaient imaginée, partout c’était un ordre et un silence effrayants. Un rempart de gazon enfermait l’armée dans une haute muraille, inébranlable au choc des catapultes. Le sol des rues était aspergé d’eau fraîche ; par les trous des tentes, ils apercevaient des prunelles fauves qui luisaient dans l’ombre. Les faisceaux de piques et les panoplies suspendues les éblouissaient comme des miroirs. Ils se parlaient à voix basse. Ils avaient peur avec leurs longues robes de renverser quelque chose.

Les soldats demandèrent des vivres, en s’engageant à les payer sur l’argent qu’on leur devait.

On leur envoya des boeufs, des moutons, des pintades, des fruits secs et des lupins, avec des scombres fumés, de ces scombres excellents que Carthage expédiait dans tous les ports. Mais ils tournaient dédaigneusement autour des bestiaux magnifiques ; et, dénigrant ce qu’ils convoitaient, offraient pour un bélier la valeur d’un pigeon, pour trois chèvres le prix d’une grenade. Les Mangeurs-de-choses-immondes, se portant pour arbitres, affirmaient qu’on les dupait. Alors ils tiraient leur glaive, menaçaient de tuer.

Des commissaires du Grand-Conseil écrivirent le nombre d’années que l’on devait à chaque soldat. Mais il était impossible maintenant de savoir combien on avait engagé de Mercenaires, et les Anciens furent effrayés de la somme exorbitante qu’ils auraient à payer. Il fallait vendre la réserve du silphium, imposer les villes marchandes ; les Mercenaires s’impatienteraient, déjà Tunis était avec eux : et les Riches, étourdis par les fureurs d’Hannon et les reproches de son collègue, recommandèrent aux citoyens qui pouvaient connaître quelque Barbare d’aller le voir immédiatement pour reconquérir son amitié, lui dire de bonnes paroles. Cette confiance les calmerait.

Des marchands, des scribes, des ouvriers de l’arsenal, des familles entières se rendirent chez les Barbares.

Les soldats laissaient entrer chez eux tous les Carthaginois, mais par un seul passage tellement étroit que quatre hommes de front s’y coudoyaient. Spendius, debout contre la barrière, les faisait attentivement fouiller ; Mâtho, en face de lui, examinait cette multitude, cherchant à retrouver quelqu’un qu’il pouvait avoir vu chez Salammbô.

Le camp ressemblait à une ville, tant il était rempli de monde et d’agitation. Les deux foules distinctes se mêlaient sans se confondre, l’une habillée de toile ou de laine avec des bonnets de feutre pareils à des pommes de pin, et l’autre vêtue de fer et portant des casques. Au milieu des valets et des vendeurs ambulants circulaient des femmes de toutes les nations, brunes comme des dattes mûres, verdâtres comme des olives, jaunes comme des oranges, vendues par des matelots, choisies dans les bouges, volées à des caravanes, prises dans le sac des villes, que l’on fatiguait d’amour tant qu’elles étaient jeunes, qu’on accablait de coups lorsqu’elles étaient vieilles, et qui mouraient dans les déroutes au bord des chemins, parmi les bagages, avec les bêtes de somme abandonnées. Les épouses des Nomades balançaient sur leurs talons des robes en poil de dromadaire, carrées et de couleur fauve ; des musiciennes de la Cyrénaïque, enveloppées de gazes violettes et les sourcils peints, chantaient accroupies sur des nattes : de vieilles négresses aux mamelles pendantes ramassaient, pour faire du feu, des fientes d’animal que l’on desséchait au soleil : les Syracusaines avaient des plaques d’or dans la chevelure, les femmes des Lusitaniens des colliers de coquillages, les Gauloises des peaux de loup sur leur poitrine blanche ; et des enfants robustes, couverts de vermine, nus, incirconcis, donnaient aux passants des coups dans le ventre avec leur tête, ou venaient par-derrière, comme de jeunes tigres, les mordre aux mains.

Les Carthaginois se promenaient à travers le camp, surpris par la quantité de choses dont il regorgeait. Les plus misérables étaient tristes, et les autres dissimulaient leur inquiétude.

Les soldats leur frappaient sur l’épaule, en les excitant à la gaieté. Dès qu’ils apercevaient quelque personnage, ils l’invitaient à leurs divertissements. Quand on jouait au disque, ils s’arrangeaient pour lui écraser les pieds, et au pugilat, dès la première passe, lui fracassaient la mâchoires. Les frondeurs effrayaient les Carthaginois avec leurs frondes, les psylles avec des vipères, les cavaliers avec leurs chevaux. Ces gens d’occupations paisibles, à tous les outrages, baissaient la tête et s’efforçaient de sourire. Quelques-uns, pour se montrer braves, faisaient signe qu’ils voulaient devenir des soldats. On leur donnait à fendre du bois et à étriller des mulets. On les bouclait dans une armure et on les roulait comme des tonneaux par les rues du camp. Puis, quand ils se disposaient à partir, les Mercenaires s’arrachaient les cheveux avec des contorsions grotesques.

Mais beaucoup, par sottise ou préjugé, croyaient naïvement tous les Carthaginois très riches, et ils marchaient derrière eux en les suppliant de leur accorder quelque chose. Ils demandaient tout ce qui leur semblait beau : une bague, une ceinture, des sandales, la frange d’une robe, et, quand le Carthaginois dépouillé s’écriait : – «Mais je n’ai plus rien. Que veux-tu ?» Ils répondaient «Ta femme !»

Yaş həddi:
12+
Litresdə buraxılış tarixi:
30 avqust 2016
Həcm:
390 səh. 1 illustrasiya
Müəllif hüququ sahibi:
Public Domain

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