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Le diable au corps

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Oxunmuşu qeyd etmək
Şrift:Daha az АаDaha çox Аа

– Encore un titre qui plairait à mon fiancé !

Elle riait.

– Voyons, Marthe ! dit, fronçant les sourcils, sa mère qu’un tel manque de soumission choquait toujours.

Mon père et mes frères s’étaient ennuyés, qu’importe ! Le bonheur est égoïste.

* * *

Le lendemain, au lycée, je n’éprouvai pas le besoin de raconter à René, à qui je disais tout, ma journée du dimanche. Mais je n’étais pas d’humeur à supporter qu’il me raillât de n’avoir pas embrassé Marthe en cachette. Autre chose m’étonnait ; c’est qu’aujourd’hui je trouvai René moins différent de mes camarades.

Ressentant de l’amour pour Marthe, j’en ôtais à René, à mes parents, à mes soeurs.

Je me promettais bien cet effort de volonté de ne pas venir la voir avant le jour de notre rendez-vous. Pourtant, le mardi soir, ne pouvant attendre, je sus trouver à ma faiblesse de bonnes excuses qui me permissent de porter après le dîner le livre et les journaux. Dans cette impatience, Marthe verrait la preuve de mon amour, disais-je, et si elle refuse de la voir, je saurais bien l’y contraindre.

Pendant un quart d’heure, je courus comme un fou jusqu’à sa maison. Alors, craignant de la déranger pendant son repas, j’attendis, en nage, dix minutes, devant la grille. Je pensais que pendant ce temps mes palpitations de coeur s’arrêteraient. Elles augmentaient, au contraire. Je manquai tourner bride, mais depuis quelques minutes, d’une fenêtre voisine, une femme me regardait curieusement, voulant savoir ce que je faisais, réfugié contre cette porte. Elle me décida. Je sonnai. J’entrai dans la maison. Je demandai à la domestique si Madame était chez elle. Presque aussitôt, Mme Grangier parut dans la petite pièce où l’on m’avait introduit.

Je sursautai, comme si la domestique eût dû comprendre que j’avais demandé « Madame » par convenance et que je voulais voir « Mademoiselle ». Rougissant, je priai Mme Grangier de m’excuser de la déranger à pareille heure, comme s’il eût été une heure du matin : ne pouvant venir jeudi, j’apportais le livre et les journaux à sa fille.

– Cela tombe à merveille, me dit Mme Grangier, car Marthe n’aurait pu vous recevoir. Son fiancé a obtenu une permission, quinze jours plus tôt qu’il ne pensait. Il est arrivé hier, et Marthe dîne ce soir chez ses futurs beaux-parents.

Je m’en allai donc, et puisque je n’avais plus de chance de la revoir jamais, croyais-je, m’efforçais de ne plus penser à Marthe, et, par cela même, ne pensant qu’à elle.

Pourtant, un mois après, un matin, sautant de mon wagon à la gare de la Bastille, je la vis qui descendait d’un autre. Elle allait choisir dans des magasins différentes choses, en vue de son mariage. Je lui demandai de m’accompagner jusqu’à Henri-IV.

– Tiens, dit-elle, l’année prochaine, quand vous serez en seconde, vous aurez mon beau-père pour professeur de géographie.

Vexé qu’elle me parlât études, comme si aucune autre conversation n’eût été de mon âge, je lui répondis aigrement que ce serait assez drôle.

Elle fronça les sourcils. Je pensai à sa mère.

Nous arrivions à Henri-IV, et, ne voulant pas la quitter sur ces paroles que je croyais blessantes, je décidai d’entrer en classe une heure plus tard, après le cours de dessin. Je fus heureux qu’en cette circonstance Marthe ne montrât pas de sagesse, ne me fit aucun reproche, et, plutôt, semblât me remercier d’un tel sacrifice, en réalité nul. Je lui fus reconnaissant qu’en échange elle ne me proposât point de l’accompagner dans ses courses, mais qu’elle me donnât son temps comme je lui donnais le mien.

Nous étions maintenant dans le jardin du Luxembourg ; neuf heures sonnèrent à l’horloge du Sénat. Je renonçai au lycée. J’avais dans ma poche, par miracle, plus d’argent que n’en a d’habitude un collégien en deux ans, ayant la veille vendu mes timbres-poste les plus rares à la Bourse aux timbres, qui se tient derrière le Guignol des Champs-Élysées.

Au cours de la conversation, Marthe m’ayant appris qu’elle déjeunait chez ses beaux-parents, je décidai de la résoudre à rester avec moi. La demie de neuf heures sonnait. Marthe sursauta, point encore habituée à ce qu’on abandonnât pour elle tous ses devoirs de classe. Mais, voyant que je restais sur ma chaise de fer, elle n’eut pas le courage de me rappeler que j’aurais dû être assis sur les bancs de Henri-IV.

Nous restions immobiles. Ainsi doit être le bonheur. Un chien sauta du bassin et se secoua. Marthe se leva, comme quelqu’un qui, après la sieste, et le visage encore enduit de sommeil, secoue ses rêves. Elle faisait avec ses bras des mouvements de gymnastique. J’en augurai mal pour notre entente.

– Ces chaises sont trop dures, me dit-elle, comme pour s’excuser d’être debout.

Elle portait une robe de foulard, chiffonnée depuis qu’elle s’était assise. Je ne pus m’empêcher d’imaginer les dessins que le cannage imprime sur la peau.

– Allons, accompagnez-moi dans les magasins, puisque vous êtes décidé à ne pas aller en classe, dit Marthe, faisant pour la première fois allusion à ce que je négligeais pour elle.

Je l’accompagnai dans plusieurs maisons de lingerie, l’empêchant de commander ce qui lui plaisait et ne me plaisait pas ; par exemple, évitant le rose, qui m’importune, et qui était sa couleur favorite.

Après ces premières victoires, il fallait obtenir de Marthe qu’elle ne déjeunât pas chez ses beaux-parents. Ne pensant pas qu’elle pouvait leur mentir pour le simple plaisir de rester en ma compagnie, je cherchai ce qui la déterminerait à me suivre dans l’école buissonnière. Elle rêvait de connaître un bar américain. Elle n’avait jamais osé demander à son fiancé de l’y conduire. D’ailleurs, il ignorait les bars. Je tenais mon prétexte. À son refus, empreint d’une véritable déception, je pensai qu’elle viendrait. Au bout d’une demi-heure, ayant usé de tout pour la convaincre, et n’insistant même plus, je l’accompagnai chez ses beaux-parents, dans l’état d’esprit d’un condamné à mort espérant jusqu’au dernier moment qu’un coup de main se fera sur la route du supplice. Je voyais s’approcher la rue, sans que rien ne se produisît. Mais soudain, Marthe, frappant à la vitre, arrêta le chauffeur du taxi devant un bureau de poste.

Elle me dit :

– Attendez-moi une seconde. Je vais téléphoner à ma belle-mère que je suis dans un quartier trop éloigné pour arriver à temps.

Au bout de quelques minutes, n’en pouvant plus d’impatience, j’avisai une marchande de fleurs et je choisis une à une des roses rouges, dont je fis faire une botte. Je ne pensais pas tant au plaisir de Marthe qu’à la nécessité pour elle de mentir encore ce soir pour expliquer à ses parents d’où venaient les roses. Notre projet, lors de la première rencontre, d’aller à une académie de dessin ; le mensonge du téléphone qu’elle répéterait, ce soir, à ses parents, mensonge auquel s’ajouterait celui des roses, m’étaient des faveurs plus douces qu’un baiser. Car, ayant souvent embrassé, sans grand plaisir, des lèvres de petites filles, et oubliant que c’était parce que je ne les aimais pas, je désirais peu les lèvres de Marthe. Tandis qu’une telle complicité m’était restée, jusqu’à ce jour, inconnue.

Marthe sortait de la poste, rayonnante, après le premier mensonge. Je donnai au chauffeur l’adresse d’un bar de la rue Daunou.

Elle s’extasiait, comme une pensionnaire, sur la veste blanche du barman, la grâce avec laquelle il secouait les gobelets d’argent, les noms bizarres ou poétiques des mélanges. Elle respirait de temps en temps les roses rouges dont elle se promettait de faire une aquarelle, qu’elle me donnerait en souvenir de cette journée. Je lui demandai de me montrer une photographie de son fiancé. Je le trouvai beau. Sentant déjà quelle importance elle attachait à mes opinions, je poussai l’hypocrisie jusqu’à lui dire qu’il était très beau, mais d’un air peu convaincu, pour lui donner à penser que je le lui disais par politesse. Ce qui, selon moi, devait jeter le trouble dans l’âme de Marthe, et, de plus, m’attirer sa reconnaissance.

Mais, l’après-midi, il fallut songer au motif de son voyage. Son fiancé, dont elle savait les goûts, s’en était remis complètement à elle du soin de choisir leur mobilier. Mais sa mère voulait à toute force la suivre. Marthe, enfin, en lui promettant de ne pas faire de folies, avait obtenu de venir seule. Elle devait, ce jour-là, choisir quelques meubles pour leur chambre à coucher. Bien que je me fusse promis de ne montrer d’extrême plaisir ou déplaisir à aucune des paroles de Marthe, il me fallut faire un effort pour continuer de marcher sur le boulevard d’un pas tranquille qui maintenant ne s’accordait plus avec le rythme de mon coeur.

Cette obligation d’accompagner Marthe m’apparut comme une malchance. Il fallait donc l’aider à choisir une chambre pour elle et un autre ! Puis, j’entrevis le moyen de choisir une chambre pour Marthe et pour moi.

J’oubliais si vite son fiancé, qu’au bout d’un quart d’heure de marche, on m’aurait surpris en me rappelant que, dans cette chambre, un autre dormirait auprès d’elle.

Son fiancé goûtait le style Louis XV.

Le mauvais goût de Marthe était autre ; elle aurait plutôt versé dans le japonais. Il me fallut donc les combattre tous deux. C’était à qui jouerait le plus vite. Au moindre mot de Marthe, devinant ce qui la tentait, il me fallait lui désigner le contraire, qui ne me plaisait pas toujours, afin de me donner l’apparence de céder à ses caprices, quand j’abandonnerais un meuble pour un autre, qui dérangeait moins son oeil.

Elle murmurait : « Lui qui voulait une chambre rose. » N’osant même plus m’avouer ses propres goûts, elle les attribuait à son fiancé. Je devinai que dans quelques jours nous les raillerions ensemble.

Pourtant je ne comprenais pas bien cette faiblesse. « Si elle ne m’aime pas, pensai-je, quelle raison a-t-elle de me céder, de sacrifier ses préférences, et celles de ce jeune homme, aux miennes ? » Je n’en trouvai aucune. La plus modeste eût été encore de me dire que Marthe m’aimait. Pourtant j’étais sûr du contraire.

 

Marthe m’avait dit : « Au moins laissons-lui l’étoffe rose. » – « Laissons-lui ! » Rien que pour ce mot, je me sentais près de lâcher prise. Mais « lui laisser l’étoffe rose » équivalait à tout abandonner. Je représentai à Marthe combien ces murs roses gâcheraient les meubles simples que « nous avions choisis », et, reculant encore devant le scandale, lui conseillai de faire peindre les murs de sa chambre à la chaux !

C’était le coup de grâce. Toute la journée, Marthe avait été tellement harcelée qu’elle le reçut sans révolte. Elle se contenta de me dire : « En effet, vous avez raison. »

À la fin de cette journée éreintante, je me félicitai du pas que j’avais fait. J’étais parvenu à transformer, meuble à meuble, ce mariage d’amour, ou plutôt d’amourette, en un mariage de raison, et lequel ! puisque la raison n’y tenait aucune place, chacun ne trouvant chez l’autre que les avantages qu’offre un mariage d’amour.

En me quittant, ce soir-là, au lieu d’éviter désormais mes conseils, elle m’avait prié de l’aider les jours suivants dans le choix de ses autres meubles. Je le lui promis, mais à condition qu’elle me jurât de ne jamais le dire à son fiancé, puisque la seule raison qui pût à la longue lui faire admettre ces meubles, s’il avait de l’amour pour Marthe, c’était de penser que tout sortait d’elle, de son bon plaisir, qui deviendrait le leur.

Quand je rentrai à la maison, je crus lire dans le regard de mon père qu’il avait déjà appris mon escapade. Naturellement il ne savait rien ; comment eût-il pu le savoir ?

« Bah ! Jacques s’habituera bien à cette chambre », avait dit Marthe. En me couchant, je me répétai que, si elle songeait à son mariage avant de dormir, elle devait, ce soir, l’envisager de tout autre sorte qu’elle ne l’avait fait les jours précédents. Pour moi, quelle que fût l’issue de cette idylle, j’étais, d’avance, bien vengé de son Jacques : je pensais à la nuit de noces dans cette chambre austère, dans « ma » chambre !

Le lendemain matin, je guettai dans la rue le facteur qui devait apporter une lettre d’absence. Il me la remit, je l’empochai, jetant les autres dans la boîte de notre grille. Procédé trop simple pour ne pas en user toujours.

Manquer la classe voulait dire, selon moi, que j’étais amoureux de Marthe. Je me trompais. Marthe ne m’était que le prétexte de cette école buissonnière. Et la preuve, c’est qu’après avoir goûté en compagnie de Marthe aux charmes de la liberté, je voulus y goûter seul, puis faire des adeptes. La liberté me devint vite une drogue.

L’année scolaire touchait à sa fin, et je voyais avec terreur que ma paresse allait rester impunie, alors que je souhaitais le renvoi du collège, un drame, enfin, qui clôturât cette période.

À force de vivre dans les mêmes idées, de ne voir qu’une chose, si on la veut avec ardeur, on ne remarque plus le crime de ses désirs. Certes, je ne cherchais pas à faire de la peine à mon père ; pourtant, je souhaitais la chose qui pourrait lui en faire le plus. Les classes m’avaient toujours été un supplice ; Marthe et la liberté avaient achevé de me les rendre intolérables. Je me rendais bien compte que, si j’aimais moins René, c’était simplement parce qu’il me rappelait quelque chose du collège. Je souffrais, et cette crainte me rendait même physiquement malade, à l’idée de me retrouver, l’année suivante, dans la niaiserie de mes condisciples.

Pour le malheur de René, je lui avais trop bien fait partager mon vice. Aussi, lorsque, moins habile que moi, il m’annonça qu’il était renvoyé de Henri-IV, je crus l’être moi-même. Il fallait l’apprendre à mon père, car il me saurait gré de le lui dire moi-même, avant la lettre du censeur, lettre trop grave à subtiliser.

Nous étions un mercredi. Le lendemain, jour de congé, j’attendis que mon père fût à Paris pour prévenir ma mère. La perspective de quatre jours de trouble dans son ménage l’alarma plus que la nouvelle. Puis, je partis au bord de la Marne, où Marthe m’avait dit qu’elle me rejoindrait peut-être. Elle n’y était pas. Ce fut une chance. Mon, amour puisant dans cette rencontre une mauvaise énergie, j’aurais pu, ensuite, lutter contre mon père ; tandis que l’orage éclatant après une journée de vide, de tristesse, je rentrai le front bas, comme il convenait. Je revins chez nous un peu après l’heure où je savais que mon père avait coutume d’y être. Il « savait » donc. Je me promenai dans le jardin, attendant que mon père me fît venir. Mes soeurs jouaient en silence. Elles devinaient quelque chose. Un de mes frères, assez excité par l’orage, me dit de me rendre dans la chambre où mon père s’était étendu.

Des éclats de voix, des menaces, m’eussent permis la révolte. Ce fut pire. Mon père se taisait ; ensuite, sans aucune colère, avec une voix même plus douce que de coutume, il me dit :

– Eh bien que comptes-tu faire maintenant ?

Les larmes qui ne pouvaient s’enfuir par mes yeux, comme un essaim d’abeilles, bourdonnaient dans ma tête. À une volonté, j’eusse pu opposer la mienne, même impuissante. Mais devant une telle douceur, je ne pensais qu’à me soumettre.

– Ce que tu m’ordonneras de faire.

– Non, ne mens pas encore. Je t’ai toujours laissé agir comme tu voulais ; continue. Sans doute auras-tu à coeur de m’en faire repentir.

Dans l’extrême jeunesse, l’on est trop enclin, comme les femmes, à croire que les larmes dédommagent de tout. Mon père ne me demandait même pas de larmes. Devant sa générosité, j’avais honte du présent et de l’avenir. Car je sentais que quoi que je lui dise, je mentirais. « Au moins que ce mensonge le réconforte, pensai-je, en attendant de lui être une source de nouvelles peines. » Ou plutôt non, je cherche encore à me mentir à moi-même. Ce que je voulais, c’était faire un travail, guère plus fatigant qu’une promenade, et qui laissât comme elle, à mon esprit, la liberté de ne pas se détacher de Marthe une minute. Je feignis de vouloir peindre et de n’avoir jamais osé le dire. Encore une fois, mon père ne dit pas non, à condition que je continuasse d’apprendre chez nous ce que j’aurais dû apprendre au collège, mais avec la liberté de peindre.

Quand des liens ne sont pas encore solides, pour perdre quelqu’un de vue, il suffit de manquer une fois un rendez-vous. À force de penser à Marthe, j’y pensai de moins en moins. Mon esprit agissait, comme nos yeux agissent avec le papier des murs de notre chambre. À force de le voir, ils ne le voient plus.

Chose incroyable ! J’avais même pris goût au travail. Je n’avais pas menti comme je le craignais.

Lorsque quelque chose, venu de l’extérieur, m’obligeait à penser moins paresseusement à Marthe, j’y pensais sans amour, avec la mélancolie que l’on éprouve pour ce qui aurait pu être. « Bah ! me disais-je, c’eût été trop beau. On ne peut à la fois choisir le lit et coucher dedans. »

* * *

Une chose étonnait mon père. La lettre du censeur n’arrivait pas. Il me fit à ce sujet sa première scène, croyant que j’avais soustrait la lettre, que j’avais feint ensuite de lui annoncer gratuitement la nouvelle, que j’avais ainsi obtenu son indulgence. En réalité, cette lettre n’existait pas. Je me croyais renvoyé du collège, mais je me trompais. Aussi, mon père ne comprit-il rien lorsque, au début des vacances, nous reçûmes une lettre du proviseur.

Il demandait si j’étais malade et s’il fallait m’inscrire pour l’année suivante.

* * *

La joie de donner enfin satisfaction à mon père comblait un peu le vide sentimental dans lequel je me trouvais car, si je croyais ne plus aimer Marthe, je la considérais du moins comme le seul amour qui eût été digne de moi. C’est dire que je l’aimais encore.

J’étais dans ces dispositions de coeur quand, à la fin de novembre, un mois après avoir reçu une lettre de faire-part de son mariage, je trouvai, en rentrant chez nous, une invitation de Marthe qui commençait par ces lignes : « Je ne comprends rien à votre silence. Pourquoi ne venez-vous pas me voir ? Sans doute avez-vous oublié que vous avez choisi mes meubles ?… »

Marthe habitait J… ; sa rue descendait jusqu’à la Marne. Chaque trottoir réunissait au plus une douzaine de villas. Je m’étonnai que la sienne fût si grande. En réalité, Marthe habitait seulement le haut, les propriétaires et un vieux ménage se partageant le bas.

Quand j’arrivai pour goûter, il faisait déjà nuit. Seule une fenêtre, à défaut d’une présence humaine, révélait celle du feu. À voir cette fenêtre illuminée par des flammes inégales, comme des vagues, je crus à un commencement d’incendie. La porte de fer du jardin était entrouverte. Je m’étonnai d’une semblable négligence. Je cherchai la sonnette : je ne la trouvai point. Enfin, gravissant les trois marches du perron, je me décidai à frapper contre les vitres du rez-de-chaussée de droite, derrière lesquelles j’entendais des voix. Une vieille femme ouvrit la porte : je lui demandai où demeurait Mme Lacombe (tel était le nouveau nom de Marthe) : « C’est au-dessus. » Je montai l’escalier dans le noir, trébuchant, me cognant, et mourant de crainte qu’il fût arrivé quelque malheur. Je frappai. C’est Marthe qui vint m’ouvrir. Je faillis lui sauter au cou, comme les gens qui se connaissent à peine, après avoir échappé au naufrage. Elle n’y eût rien compris. Sans doute me trouva-t-elle l’air égaré, car, avant toute chose, je lui demandai pourquoi « il y avait le feu ».

– C’est qu’en vous attendant, j’avais fait dans la cheminée du salon un feu de bois d’olivier, à la lueur duquel je lisais.

En entrant dans la petite chambre qui lui servait de salon, peu encombrée de meubles, et que les tentures, les gros tapis doux comme un poil de bête, rétrécissaient jusqu’à lui donner l’aspect d’une boîte, je fus à la fois heureux et malheureux comme un dramaturge qui, voyant sa pièce, y découvre trop tard des fautes.

Marthe s’était de nouveau étendue le long de la cheminée, tisonnant la braise, et prenant garde à ne pas mêler quelque parcelle noire aux cendres.

– Vous n’aimez peut-être pas l’odeur de l’olivier ? Ce sont mes beaux-parents qui en ont fait venir pour moi une provision de leur propriété du Midi.

Marthe semblait s’excuser d’un détail de son cru, dans cette chambre qui était mon oeuvre. Peut-être cet élément détruisait-il un tout, qu’elle comprenait mal.

Au contraire. Ce feu me ravit, et aussi de voir qu’elle attendait comme moi de se sentir brûlante d’un côté, pour se retourner de l’autre. Son visage calme et sérieux ne m’avait jamais paru plus beau que dans cette lumière sauvage. À ne pas se répandre dans la pièce, cette lumière gardait toute sa force. Dès qu’on s’en éloignait, il faisait nuit, et on se cognait aux meubles.

Marthe ignorait ce que c’est que d’être mutine. Dans son enjouement, elle restait grave.

Mon esprit s’engourdissait peu à peu auprès d’elle, je la trouvai différente. C’est que, maintenant que j’étais sûr de ne plus l’aimer, je commençais à l’aimer. Je me sentais incapable de calculs, de machinations, de tout ce dont, jusqu’alors, et encore à ce moment-là, je croyais que l’amour ne peut se passer. Tout à coup, je me sentais meilleur. Ce brusque changement aurait ouvert les yeux de tout autre : je ne vis pas que j’étais amoureux de Marthe. Au contraire, j’y vis la preuve que mon amour était mort, et qu’une belle amitié le remplacerait. Cette longue perspective d’amitié me fit admettre soudain combien un autre sentiment eût été criminel, lésant un homme qui l’aimait, à qui elle devait appartenir, et qui ne pouvait la voir.

Pourtant, autre chose m’aurait dû renseigner sur mes véritables sentiments. Il y a quelques mois, quand je rencontrais Marthe, mon prétendu amour ne m’empêchait pas de la juger, de trouver laides la plupart des choses qu’elle trouvait belles, la plupart des choses qu’elle disait, enfantines. Aujourd’hui, si je ne pensais pas comme elle, je me donnais tort. Après la grossièreté de mes premiers désirs, c’était la douceur d’un sentiment plus profond qui me trompait. Je ne me sentais plus capable de rien entreprendre de ce que je m’étais promis. Je commençais à respecter Marthe, parce que je commençais à l’aimer.

Je revins tous les soirs ; je ne pensai même pas à la prier de me montrer sa chambre, encore moins à lui demander comment Jacques trouvait nos meubles. Je ne souhaitais rien d’autre que ces fiançailles éternelles, nos corps étendus près de la cheminée, se touchant l’un l’autre, et moi, n’osant bouger, de peur qu’un seul de mes gestes suffît à chasser le bonheur.

Mais Marthe, qui goûtait le même charme, croyait le goûter seule. Dans ma paresse heureuse, elle lut de l’indifférence. Pensant que je ne l’aimais pas, elle s’imagina que je me lasserais vite de ce salon silencieux, si elle ne faisait rien pour m’attacher à elle.

 

Nous nous taisions. J’y voyais une preuve du bonheur.

Je me sentais tellement près de Marthe, avec la certitude que nous pensions en même temps aux mêmes choses, que lui parler m’eût semblé absurde, comme de parler haut quand on est seul. Ce silence accablait la pauvre petite. La sagesse eût été de me servir de moyens de correspondre aussi grossiers que la parole ou le geste, tout en déplorant qu’il n’en existât point de plus subtils.

À me voir tous les jours m’enfoncer de plus en plus dans ce mutisme délicieux, Marthe se figura que je m’ennuyais de plus en plus. Elle se sentait prête à tout pour me distraire.

Sa chevelure dénouée, elle aimait dormir près du feu. Ou plutôt je croyais qu’elle dormait. Son sommeil lui était prétexte, pour mettre ses bras autour de mon cou, et une fois réveillée, les yeux humides, me dire qu’elle venait d’avoir un rêve triste. Elle ne voulait jamais me le raconter. Je profitais de son faux sommeil pour respirer ses cheveux, son cou, ses joues brûlantes, et en les effleurant à peine pour qu’elle ne se réveillât point ; toutes caresses qui ne sont pas, comme on croit, la menue monnaie de l’amour, mais, au contraire, la plus rare, et auxquelles seule la passion puisse recourir. Moi, je les croyais permises à mon amitié. Pourtant, je commençai à me désespérer sérieusement de ce que seul l’amour nous donnât des droits sur une femme. Je me passerai bien de l’amour, pensai-je, mais jamais de n’avoir aucun droit sur Marthe. Et, pour en avoir, j’étais même décidé à l’amour, tout en croyant le déplorer. Je désirais Marthe et ne le comprenais pas.

Quand elle dormait ainsi, sa tête appuyée contre un de mes bras, je me penchais sur elle pour voir son visage entouré de flammes. C’était jouer avec le feu. Un jour que je m’approchais trop sans pourtant que mon visage touchât le sien, je fus comme l’aiguille qui dépasse d’un millimètre la zone interdite et appartient à l’aimant. Est-ce la faute de l’aimant ou de l’aiguille ? C’est ainsi que je sentis mes lèvres contre les siennes. Elle fermait encore les yeux, mais visiblement comme quelqu’un qui ne dort pas. Je l’embrassai, stupéfait de mon audace, alors qu’en réalité c’était elle qui, lorsque j’approchais de son visage, avait attiré ma tête contre sa bouche. Ses deux mains s’accrochaient à mon cou ; elles ne se seraient pas accrochées plus furieusement dans un naufrage. Et je ne comprenais pas si elle voulait que je la sauve, ou bien que je me noie avec elle.

Maintenant, elle s’était assise, elle tenait ma tête sur ses genoux, caressant mes cheveux, et me répétant très doucement : « Il faut que tu t’en ailles, il ne faut plus jamais revenir. » Je n’osais pas la tutoyer ; lorsque je ne pouvais plus me taire, je cherchais longuement mes mots, construisant mes phrases de façon à ne pas lui parler directement, car si je ne pouvais pas la tutoyer, je sentais combien il était encore plus impossible de lui dire vous. Mes larmes me brûlaient. S’il en tombait une sur la main de Marthe, je m’attendais toujours à l’entendre pousser un cri. Je m’accusai d’avoir rompu le charme, me disant qu’en effet j’avais été fou de poser mes lèvres contre les siennes, oubliant que c’était elle qui m’avait embrassé. « Il faut que tu t’en ailles, ne plus jamais revenir. » Mes larmes de rage se mêlaient à mes larmes de peine. Ainsi la fureur du loup pris lui fait autant de mal que le piège. Si j’avais parlé, ç’aurait été pour injurier Marthe. Mon silence l’inquiéta ; elle y voyait de la résignation. « Puisqu’il est trop tard, la faisais-je penser, dans mon injustice peut-être clairvoyante, après tout, j’aime autant qu’il souffre. » Dans ce feu, je grelottais, je claquais des dents. À ma véritable peine qui me sortait de l’enfance, s’ajoutaient des sentiments enfantins. J’étais le spectateur qui ne veut pas s’en aller parce que le dénouement lui déplaît. Je lui dis : « Je ne m’en irai pas. Vous vous êtes moquée de moi. Je ne veux plus vous voir. »

Car si je ne voulais pas rentrer chez mes parents, je ne voulais pas non plus revoir Marthe. Je l’aurais plutôt chassée de chez elle !

Mais elle sanglotait : « Tu es un enfant. Tu ne comprends donc pas que si je te demande de t’en aller, c’est que je t’aime. »

Haineusement, je lui dis que je comprenais fort bien qu’elle avait des devoirs et que son mari était à la guerre.

Elle secouait la tête : « Avant toi, j’étais heureuse, je croyais aimer mon fiancé. Je lui pardonnais de ne pas bien me comprendre. C’est toi qui m’as montré que je ne l’aimais pas. Mon devoir n’est pas celui que tu penses. Ce n’est pas de ne pas mentir à mon mari, mais de ne pas te mentir. Va-t’en et ne me crois pas méchante ; bientôt tu m’auras oubliée. Mais je ne veux pas causer le malheur de ta vie. Je pleure, parce que je suis trop vieille pour toi ! »

Ce mot d’amour était sublime d’enfantillage. Et, quelles que soient les passions que j’éprouve dans la suite, jamais ne sera plus possible l’émotion adorable de voir une fille de dix-neuf ans pleurer parce qu’elle se trouve trop vieille.

La saveur du premier baiser m’avait déçu comme un fruit que l’on goûte pour la première fois. Ce n’est pas dans la nouveauté, c’est dans l’habitude que nous trouvons les plus grands plaisirs. Quelques minutes après, non seulement j’étais habitué à la bouche de Marthe, mais encore je ne pouvais plus m’en passer. Et c’est alors qu’elle parlait de m’en priver à tout jamais.

Ce soir-là, Marthe me reconduisit jusqu’à la maison. Pour me sentir plus près d’elle, je me blottissais sous cape, et je la tenais par la taille. Elle ne disait plus qu’il ne fallait pas nous revoir ; au contraire, elle était triste à la pensée que nous allions nous quitter dans quelques instants. Elle me faisait lui jurer mille folies.

Devant la maison de mes parents, je ne voulus pas laisser Marthe repartir seule, et l’accompagnai jusque chez elle. Sans doute ces enfantillages n’eussent-ils jamais pris fin, car elle voulait m’accompagner encore. J’acceptai, à condition qu’elle me laisserait à moitié route.

J’arrivai une demi-heure en retard pour le dîner. C’était la première fois. Je mis ce retard sur le compte du train. Mon père fit semblant de le croire.

Plus rien ne me pesait. Dans la rue, je marchais aussi légèrement que dans mes rêves.

Jusqu’ici tout ce que j’avais convoité, enfant, il en avait fallu faire mon deuil. D’autre part, la reconnaissance me gâtait les jouets offerts. Quel prestige aurait pour un enfant un jouet qui se donne lui-même ! J’étais ivre de passion. Marthe était à moi ; ce n’est pas moi qui l’avais dit, c’était elle. Je pouvais toucher sa figure, embrasser ses yeux, ses bras, l’habiller, l’abîmer, à ma guise. Dans mon délire, je la mordais aux endroits où sa peau était nue, pour que sa mère la soupçonnât d’avoir un amant. J’aurais voulu pouvoir y marquer mes initiales. Ma sauvagerie d’enfant retrouvait le vieux sens des tatouages. Marthe disait : « Oui, mords-moi, marque-moi, je voudrais que tout le monde sache… »

J’aurais voulu pouvoir embrasser ses seins. Je n’osais pas le lui demander, pensant qu’elle saurait les offrir elle-même, comme ses lèvres. Au bout de quelques jours, l’habitude d’avoir ses lèvres étant venue, je n’envisageai pas d’autre délice.

* * *

Nous lisions ensemble à la lueur du feu. Elle y jetait souvent des lettres que son mari lui envoyait, chaque jour, du front. À leur inquiétude, on devinait que celles de Marthe se faisaient de moins en moins tendres et de plus en plus rares. Je ne voyais pas flamber ces lettres sans malaise. Elles grandissaient une seconde le feu et, somme toute, j’avais peur de voir plus clair.