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Les contemplations. Aujourd'hui, 1843-1856

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XVI
MORS

 
Je vis cette faucheuse. Elle était dans son champ.
Elle allait à grands pas moissonnant et fauchant,
Noir squelette laissant passer le crépuscule.
Dans l'ombre où l'on dirait que tout tremble et recule,
L'homme suivait des yeux les lueurs de la faulx.
Et les triomphateurs sous les arcs triomphaux
Tombaient; elle changeait en désert Babylone,
Le trône en l'échafaud et l'échafaud en trône,
Les roses en fumier, les enfants en oiseaux,
L'or en cendre, et les yeux des mères en ruisseaux.
 
 
Et les femmes criaient: – Rends-nous ce petit être.
Pour le faire mourir, pourquoi l'avoir fait naître? -
Ce n'était qu'un sanglot sur terre, en haut, en bas;
Des mains aux doigts osseux sortaient des noirs grabats;
Un vent froid bruissait dans les linceuls sans nombre;
Les peuples éperdus semblaient sous la faulx sombre
Un troupeau frissonnant qui dans l'ombre s'enfuit;
Tout était sous ses pieds deuil, épouvante et nuit.
Derrière elle, le front baigné de douces flammes,
Un ange souriant portait la gerbe d'âmes.
 
Mars 1854.

XVII
CHARLES VACQUERIE

 
Il ne sera pas dit que ce jeune homme, ô deuil!
Se sera de ses mains ouvert l'affreux cercueil
Où séjourne l'ombre abhorrée,
Hélas! et qu'il aura lui-même dans la mort
De ses jours généreux, encor pleins jusqu'au bord,
Renversé la coupe dorée,
 
 
Et que sa mère, pâle et perdant la raison,
Aura vu rapporter au seuil de sa maison,
Sous un suaire aux plis funèbres,
Ce fils, naguère encor pareil au jour qui naît,
Maintenant blême et froid, tel que la mort venait
De le faire pour les ténèbres;
 
 
Il ne sera pas dit qu'il sera mort ainsi,
Qu'il aura, coeur profond et par l'amour saisi,
Donné sa vie à ma colombe,
Et qu'il l'aura suivie au lieu morne et voilé,
Sans que la voix du père à genoux ait parlé
À cette âme dans cette tombe!
 
 
En présence de tant d'amour et de vertu,
Il ne sera pas dit que je me serai tu,
Moi qu'attendent les maux sans nombre!
Que je n'aurai point mis sur sa bière un flambeau,
Et que je n'aurai pas devant son noir tombeau
Fait asseoir une strophe sombre!
 
 
N'ayant pu la sauver, il a voulu mourir.
Sois béni, toi qui, jeune, à l'âge où vient s'offrir
L'espérance joyeuse encore,
Pouvant rester, survivre, épuiser tes printemps,
Ayant devant les yeux l'azur de tes vingt ans
Et le sourire de l'aurore,
 
 
À tout ce que promet la jeunesse, aux plaisirs,
Aux nouvelles amours, aux oublieux désirs
Par qui toute peine est bannie,
À l'avenir, trésor des jours à peine éclos,
À la vie, au soleil, préféras sous les flots
L'étreinte de cette agonie!
 
 
Oh! quelle sombre joie à cet être charmant
De se voir embrassée au suprême moment,
Par ton doux désespoir fidèle!
La pauvre âme a souri dans l'angoisse, en sentant
À travers l'eau sinistre et l'effroyable instant
Que tu t'en venais avec elle!
 
 
Leurs âmes se parlaient sous les vagues rumeurs.
-Que fais-tu? disait-elle. – Et lui disait: – Tu meurs
Il faut bien aussi que je meure! -
Et, les bras enlacés, doux couple frissonnant,
Ils se sont en allés dans l'ombre; et maintenant,
On entend le fleuve qui pleure.
 
 
Puisque tu fus si grand, puisque tu fus si doux
Que de vouloir mourir, jeune homme, amant, époux,
Qu'à jamais l'aube en ta nuit brille!
Aie à jamais sur toi l'ombre de Dieu penché!
Sois béni sous la pierre où te voilà couché!
Dors, mon fils, auprès de ma fille!
 
 
Sois béni! que la brise et que l'oiseau des bois,
Passants mystérieux, de leur plus douce voix
Te parlent dans ta maison sombre!
Que la source te pleure avec sa goutte d'eau!
Que le frais liseron se glisse en ton tombeau
Comme une caresse de l'ombre!
 
 
Oh! s'immoler, sortir avec l'ange qui sort,
Suivre ce qu'on aima dans l'horreur de la mort,
Dans le sépulcre ou sur les claies,
Donner ses jours, son sang et ses illusions!.. -
Jésus baise en pleurant ces saintes actions
Avec les lèvres de ses plaies.
 
 
Rien n'égale ici-bas, rien n'atteint sous les cieux
Ces héros, doucement saignants et radieux,
Amour, qui n'ont que toi pour règle;
Le génie à l'oeil fixe, au vaste élan vainqueur,
Lui-même est dépassé par ces essors du coeur;
L'ange vole plus haut que l'aigle.
 
 
Dors! – O mes douloureux et sombres bien-aimés!
Dormez le chaste hymen du sépulcre! dormez!
Dormez au bruit du flot qui gronde,
Tandis que l'homme souffre, et que le vent lointain
Chasse les noirs vivants à travers le destin,
Et les marins à travers l'onde!
 
 
Ou plutôt, car la mort n'est pas un lourd sommeil,
Envolez-vous tous deux dans l'abîme vermeil,
Dans les profonds gouffres de joie,
Où le juste qui meurt semble un soleil levant,
Où la mort au front pâle est comme un lys vivant,
Où l'ange frissonnant flamboie!
 
 
Fuyez, mes doux oiseaux! évadez-vous tous deux
Loin de notre nuit froide et loin du mal hideux!
Franchissez l'éther d'un coup d'aile!
Volez loin de ce monde, âpre hiver sans clarté,
Vers cette radieuse et bleue éternité,
Dont l'âme humaine est l'hirondelle!
 
 
O chers êtres absents, on ne vous verra plus
Marcher au vert penchant des coteaux chevelus,
Disant tout bas de douces choses!
Dans le mois des chansons, des nids et des lilas,
Vous n'irez plus semant des sourires, hélas!
Vous n'irez plus cueillant des roses!
 
 
On ne vous verra plus, dans ces sentiers joyeux,
Errer, et, comme si vous évitiez les yeux
De l'horizon vaste et superbe,
Chercher l'obscur asile et le taillis profond
Où passent des rayons qui tremblent et qui font
Des taches de soleil sur l'herbe!
 
 
Villequier, Caudebec, et tous ces frais vallons,
Ne vous entendront plus vous écrier: «Allons,
Le vent est bon, la Seine est belle!»
Comme ces lieux charmants vont être pleins d'ennui!
Les hardis goëlands ne diront plus: C'est lui!
Les fleurs ne diront plus: C'est elle!
 
 
Dieu, qui ferme la vie et rouvre l'idéal,
Fait flotter à jamais votre lit nuptial
Sous le grand dôme aux clairs pilastres;
En vous prenant la terre, il vous prit les douleurs;
Ce père souriant, pour les champs pleins de fleurs,
Vous donne les cieux remplis d'astres!
 
 
Allez des esprits purs accroître la tribu.
De cette coupe amère où vous n'avez pas bu,
Hélas! nous viderons le reste.
Pendant que nous pleurons, de sanglots abreuvés,
Vous, heureux, enivrés de vous-mêmes, vivez
Dans l'éblouissement céleste!
 
 
Vivez! aimez! ayez les bonheurs infinis.
Oh! les anges pensifs, bénissant et bénis,
Savent seuls, sous les sacrés voiles,
Ce qu'il entre d'extase, et d'ombre, et de ciel bleu,
Dans l'éternel baiser de deux âmes que Dieu
Tout à coup change en deux étoiles!
 
Jersey, 4 septembre 1852.

LIVRE CINQUIÈME
EN MARCHE

I
À AUG. V

 
Et toi, son frère, sois le frère de mes fils.
Coeur fier, qui du destin relèves les défis,
Suis à côté de moi la voie inexorable.
Que ta mère au front gris soit ma soeur vénérable!
Ton frère dort couché dans le sépulcre noir;
Nous, dans la nuit du sort, dans l'ombre du devoir,
Marchons à la clarté qui sort de cette pierre.
Qu'il dorme, voyant l'aube à travers sa paupière!
Un jour, quand on lira nos temps mystérieux,
Les songeurs attendris promèneront leurs yeux
De toi, le dévouement, à lui, le sacrifice.
Nous habitons du sphinx le lugubre édifice;
Nous sommes, coeurs liés au morne piédestal,
Tous la fatale énigme et tous le mot fatal.
Ah! famille! ah! douleur! ô soeur! ô mère! ô veuve!
O sombres lieux, qu'emplit le murmure du fleuve!
Chaste tombe jumelle au pied du coteau vert!
Poëte, quand mon sort s'est brusquement ouvert,
Tu n'as pas reculé devant les noires portes,
Et, sans pâlir, avec le flambeau que tu portes,
Tes chants, ton avenir que l'absence interrompt,
Et le frémissement lumineux de ton front,
Trouvant la chute belle et le malheur propice,
Calme, tu t'es jeté dans le grand précipice!
Hélas! c'est par les deuils que nous nous enchaînons.
O frères, que vos noms soient mêlés à nos noms!
Dieu vous fait des rayons de toutes nos ténèbres.
Car vous êtes entrés sous nos voûtes funèbres;
Car vous avez été tous deux vaillants et doux;
Car vous avez tous deux, vous rapprochant de nous
À l'heure où vers nos fronts roulait le gouffre d'ombre,
Accepté notre sort dans ce qu'il a de sombre,
Et suivi, dédaignant l'abîme et le péril,
Lui, la fille au tombeau, toi, le père à l'exil!
 
Jersey, Marine-Terrace, 4 septembre 1852.

II
AU FILS D'UN POËTE

 
Enfant, laisse aux mers inquiètes
Le naufragé, tribun ou roi;
Laisse s'en aller les poëtes!
La poésie est près de toi.
 
 
Elle t'échauffe, elle t'inspire,
O cher enfant, doux alcyon,
Car ta mère en est le sourire,
Et ton père en est le rayon.
 
 
Les yeux en pleurs, tu me demandes
Où je vais, et pourquoi je pars.
Je n'en sais rien; les mers sont grandes;
L'exil s'ouvre de toutes parts.
 
 
Ce que Dieu nous donne, il nous l'ôte.
Adieu, patrie! adieu, Sion!
Le proscrit n'est pas même un hôte,
Enfant, c'est une vision.
 
 
Il entre, il s'assied, puis se lève,
Reprend son bâton et s'en va.
Sa vie erre de grève en grève
Sous le souffle de Jéhovah.
 
 
Il fuit sur les vagues profondes,
Sans repos, toujours en avant.
Qu'importe ce qu'en font les ondes!
Qu'importe ce qu'en fait le vent
 
 
Garde, enfant, dans ta jeune tête
Ce souvenir mystérieux,
Tu l'as vu dans une tempête
Passer comme l'éclair des deux.
 
 
Son âme aux chocs habituée
Traversait l'orage et le bruit.
D'où sortait-il? De la nuée.
Où s'enfonçait-il? Dans la nuit.
 
Paris, juillet 1838.

III
ÉCRIT EN 1846

 
«… Je vous ai vu enfant, monsieur, chez votre
respectable mère, et nous sommes même un peu
parents, je crois. J'ai applaudi à vos premières
odes, la Vendée, Louis XVII… Dès 1827, dans votre
ode dite À la colonne, vous désertiez les saines doctrines,
vous abjuriez la légitimité; la faction libérale
battait des mains à votre apostasie. J'en gémissais…
Vous êtes aujourd'hui, monsieur, en démagogie
pure, en plein jacobinisme. Votre discours d'anarchiste
sur les affaires de Gallicie est plus digne du
tréteau d'une Convention que de la tribune d'une
chambre des pairs. Vous en êtes à la carmagnole…
Vous vous perdez, je vous le dis. Quelle est donc
votre ambition? Depuis ces beaux jours de votre
adolescence monarchique, qu'avez-vous fait? où
allez-vous?..»
 
(Le marquis du C. d'E… -Lettre à Victor Hugo, Paris, 1846.)
I
 
Marquis, je m'en souviens, vous veniez chez ma mère.
Vous me faisiez parfois réciter ma grammaire;
Vous m'apportiez toujours quelque bonbon exquis;
Et nous étions cousins quand on était marquis.
Vous étiez vieux, j'étais enfant; contre vos jambes
Vous me preniez, et puis, entre deux dithyrambes
En l'honneur de Coblentz et des rois, vous contiez
Quelque histoire de loups, de peuples châtiés,
D'ogres, de jacobins, authentique et formelle,
Que j'avalais avec vos bonbons, pêle-mêle,
Et que je dévorais de fort bon appétit
Quand j'étais royaliste et quand j'étais petit.
 
 
J'étais un doux enfant, le grain d'un honnête homme.
Quand, plein d'illusions, crédule, simple, en somme,
Droit et pur, mes deux yeux sur l'idéal ouverts,
Je bégayais, songeur naïf, mes premiers vers,
Marquis, vous leur trouviez un arrière-goût fauve,
Les Grâces vous ayant nourri dans leur alcôve;
Mais vous disiez: «Pas mal! bien! c'est quelqu'un qui naît!»
Et, souvenir sacré! ma mère rayonnait.
 
 
Je me rappelle encor de quel accent ma mère
Vous disait: «Bonjour.» Aube! avril! joie éphémère!
Où donc est ce sourire? où donc est cette voix?
Vous fuyez donc ainsi que les feuilles des bois,
O baisers d'une mère! aujourd'hui, mon front sombre,
Le même front, est là, pensif, avec de l'ombre,
Et les baisers de moins et les rides de plus!
 
 
Vous aviez de l'esprit, marquis. Flux et reflux,
Heur, malheur, vous avaient laissé l'âme assez nette;
Riche, pauvre, écuyer de Marie-Antoinette,
Émigré, vous aviez, dans ce temps incertain,
Bien supporté le chaud et le froid du destin.
Vous haïssiez Rousseau, mais vous aimiez Voltaire.
Pigault-Lebrun allait à votre goût austère,
Mais Diderot était digne du pilori.
 
 
Vous détestiez, c'est vrai, madame Dubarry,
Tout en divinisant Gabrielle d'Estrée.
Pas plus que Sévigné, la marquise lettrée,
Ne s'étonnait de voir, douce femme rêvant,
Blêmir au clair de lune et trembler dans le vent,
Aux arbres du chemin, parmi les feuilles jaunes,
Les paysans pendus par ce bon duc de Chaulnes,
Vous ne preniez souci des manants qu'on abat
Par la force, et du pauvre écrasé sous le bât.
Avant quatre-vingt-neuf, galant incendiaire,
Vous portiez votre épée en quart de civadière;
La poudre blanchissait votre dos de velours;
Vous marchiez sur le peuple à pas légers-et lourds.
 
 
Quoique les vieux abus n'eussent rien qui vous blesse,
Jeune, vous aviez eu, vous, toute la noblesse,
Montmorency, Choiseul, Noaille, esprits charmants,
Avec la royauté des querelles d'amants;
Brouilles, roucoulements; Bérénice avec Tite.
La Révolution vous plut toute petite;
Vous emboîtiez le pas derrière Talleyrand;
Le monstre vous sembla d'abord fort transparent,
Et vous l'aviez tenu sur les fonts de baptême.
Joyeux, vous aviez dit au nouveau-né: Je t'aime!
Ligue ou Fronde, remède au déficit, protêt,
Vous ne saviez pas trop au fond ce que c'était;
Mais vous battiez des mains gaîment, quand Lafayette
Fit à Léviathan sa première layette.
 
 
Plus tard, la peur vous prit quand surgit le flambeau.
Vous vîtes la beauté du tigre Mirabeau.
Vous nous disiez, le soir, près du feu qui pétille,
Paris de sa poitrine arrachant la Bastille,
Le faubourg Saint-Antoine accourant en sabots,
Et ce grand peuple, ainsi qu'un spectre des tombeaux,
Sortant, tout effaré, de son antique opprobre,
Et le vingt juin, le dix août, le six octobre,
Et vous nous récitiez les quatrains que Boufflers,
Mêlait en souriant à ces blêmes éclairs.
 
 
Car vous étiez de ceux qui, d'abord, ne comprirent
Ni le flot, ni la nuit, ni la France, et qui rirent;
Qui prenaient tout cela pour des jeux innocents;
Qui, dans l'amas plaintif des siècles rugissants
Et des hommes hagards, ne voyaient qu'une meute;
Qui, légers, à la foule, à la faim, à l'émeute,
Donnaient à deviner l'énigme du salon;
Et qui, quand le ciel noir s'emplissait d'aquilon,
Quand, accroupie au seuil du mystère insondable
La Révolution se dressait formidable,
Sceptiques, sans voir l'ongle et l'oeil fauve qui luit,
Distinguant mal sa face étrange dans la nuit,
Presque prêts à railler l'obscurité difforme,
Jouaient à la charade avec le sphinx énorme.
 
 
Vous nous disiez: «Quel deuil! les gueux, les mécontents,
Ont fait rage; on n'a pas su s'arrêter à temps.
Une transaction eût tout sauvé peut-être.
Ne peut-on être libre et le roi rester maître?
Le peuple conservant le trône eût été grand.»
Puis vous deveniez triste et morne; et, murmurant:
«Les plus sages n'ont pu sauver ce bon vieux trône.
Tout est mort; ces grands rois, ce Paris Babylone,
Montespan et Marly, Maintenon et Saint-Cyr!»
Vous pleuriez. – Et, grand Dieu! pouvaient-ils réussir,
Ces hommes qui voulaient, combinant vingt régimes
La loi qui nous froissa, l'abus dont nous rougîmes,
Vieux codes, vieilles moeurs, droit divin, nation,
Chausser de royauté la Révolution?
La patte du lion creva cette pantoufle!
 
II
 
Puis vous m'avez perdu de vue; un vent qui souffle
Disperse nos destins, nos jours, notre raison,
Nos coeurs, aux quatre coins du livide horizon;
Chaque homme dans sa nuit s'en va vers sa lumière.
La seconde âme en nous se greffe à la première;
Toujours la même tige avec une autre fleur.
J'ai connu le combat, le labeur, la douleur,
Les faux amis, ces noeuds qui deviennent couleuvres;
J'ai porté deuils sur deuils; j'ai mis oeuvres sur oeuvres;
Vous ayant oublié, je ne le cache pas,
Marquis; soudain j'entends dans ma maison un pas,
C'est le vôtre, et j'entends une voix, c'est la vôtre,
Qui m'appelle apostat, moi qui me crus apôtre!
Oui, c'est bien vous; ayant peur jusqu'à la fureur,
Fronsac vieux, le marquis happé par la Terreur,
Haranguant à mi-corps dans l'hydre qui l'avale.
L'âge ayant entre nous conservé l'intervalle
Oui fait que l'homme reste enfant pour le vieillard,
Ne me voyant d'ailleurs qu'à travers un brouillard,
Vous criez, l'oeil hagard et vous fâchant tout rouge:
«Ah çà! qu'est-ce que c'est que ce brigand? Il bouge!»
Et du poing, non du doigt, vous montrez vos aïeux;
Et vous me rappelez ma mère, furieux.
-Je vous baise, ô pieds froids de ma mère endormie! -
Et, vous exclamant: «Honte! anarchie! infamie!
Siècle effroyable où nul ne veut se tenir coi!»
Me demandant comment, me demandant pourquoi,
Remuant tous les morts qui gisent sous la pierre,
Citant Lambesc, Marat, Charette et Robespierre,
Vous me dites d'un ton qui n'a plus rien d'urbain:
«Ce gueux est libéral! ce monstre est jacobin!
Sa voix à des chansons de carrefour s'éraille.
Pourquoi regardes-tu par-dessus la muraille?
Où vas-tu? d'où viens-tu? qui te rend si hardi?
Depuis qu'on ne t'a vu, qu'as-tu fait?»
 
 
J'ai grandi.
 
 
Quoi! parce que je suis né dans un groupe d'hommes
Qui ne voyaient qu'enfers, Gomorrhes et Sodomes,
Hors des anciennes moeurs et des antiques fois;
Quoi! parce que ma mère, en Vendée autrefois,
Sauva dans un seul jour la vie à douze prêtres;
Parce qu'enfant sorti de l'ombre des ancêtres,
Je n'ai su tout d'abord que ce qu'ils m'ont appris,
Qu'oiseau dans le passé comme en un filet pris,
Avant de m'échapper à travers le bocage,
J'ai dû laisser pousser mes plumes dans ma cage;
Parce que j'ai pleuré, – j'en pleure encor, qui sait? -
Sur ce pauvre petit nommé Louis Dix-Sept;
Parce qu'adolescent, âme à faux jour guidée,
J'ai trop peu vu la France et trop vu la Vendée;
Parce que j'ai loué l'héroïsme breton,
Chouan et non Marceau, Stofflet et non Danton,
Que les grands paysans m'ont caché les grands hommes,
Et que j'ai fort mal lu, d'abord, l'ère où nous sommes,
Parce que j'ai vagi des chants de royauté,
Suis-je à toujours rivé dans l'imbécillité?
Dois-je crier: Arrière! à mon siècle; – à l'idée:
Non! – à la vérité: Va-t'en, dévergondée! -
L'arbre doit-il pour moi n'être qu'un goupillon?
Au sein de la nature, immense tourbillon,
Dois-je vivre, portant l'ignorance en écharpe,
Cloîtré dans Loriquet et muré dans Laharpe!
Dois-je exister sans être et regarder sans voir?
Et faut-il qu'à jamais pour moi, quand vient le soir,
Au lieu de s'étoiler le ciel se fleurdelise?
 
III
 
Car le roi masque Dieu même dans son église,
L'azur.
 
IV
 
Écoutez-moi. J'ai vécu; j'ai songé.
La vie en larmes m'a doucement corrigé.
Vous teniez mon berceau dans vos mains, et vous fîtes
Ma pensée et ma tête en vos rêves confites.
Hélas! j'étais la roue et vous étiez l'essieu.
Sur la vérité sainte, et la justice, et Dieu,
Sur toutes les clartés que la raison nous donne,
Par vous, par vos pareils, – et je vous le pardonne,
Marquis, – j'avais été tout de travers placé.
J'étais en porte-à-faux, je me suis redressé.
La pensée est le droit sévère de la vie.
Dieu prend par la main l'homme enfant, et le convie
A la classe qu'au fond des champs, au sein des bois,
Il fait dans l'ombre à tous les êtres à la fois.
J'ai pensé. J'ai rêvé près des flots, dans les herbes,
Et les premiers courroux de mes odes imberbes
Sont d'eux-mêmes en marchant tombés derrière moi.
La nature devient ma joie et mon effroi;
Oui, dans le même temps où vous faussiez ma lyre,
Marquis, je m'échappais et j'apprenais à lire
Dans cet hiéroglyphe énorme: l'univers.
Oui, j'allais feuilleter les champs tout grands ouverts;
Tout enfant, j'essayais d'épeler cette bible
Où se mêle, éperdu, le charmant au terrible:
Livre écrit dans l'azur, sur l'onde et le chemin,
Avec la fleur, le vent, l'étoile; et qu'en sa main
Tient la création au regard de statue;
Prodigieux poëme où la foudre accentue
La nuit, où l'océan souligne l'infini.
Aux champs, entre les bras du grand chêne béni,
J'étais plus fort, j'étais plus doux, j'étais plus libre;
Je me mettais avec le monde en équilibre;
Je tâchais de savoir, tremblant, pâle, ébloui,
Si c'est Non que dit l'ombre à l'astre qui dit Oui;
Je cherchais à saisir le sens des phrases sombres
Qu'écrivaient sous mes yeux les formes et les nombres;
J'ai vu partout grandeur, vie, amour, liberté;
Et j'ai dit: – Texte: Dieu; contre-sens: royauté. -
 
 
La nature est un drame avec des personnages:
J'y vivais: j'écoutais, comme des témoignages,
L'oiseau, le lys, l'eau vive et la nuit qui tombait.
Puis je me suis penché sur l'homme, autre alphabet.
 
 
Le mal m'est apparu, puissant, joyeux, robuste,
Triomphant; je n'avais qu'une soif: être juste;
Comme on arrête un gueux volant sur le chemin,
Justicier indigné, j'ai pris le coeur humain
Au collet, et j'ai dit: Pourquoi le fiel, l'envie,
La haine? Et j'ai vidé les poches de la vie.
Je n'ai trouvé dedans que deuil, misère, ennui.
J'ai vu le loup mangeant l'agneau, dire: Il m'a nui!
Le vrai boitant; l'erreur haute de cent coudées;
Tous les cailloux jetés à toutes les idées.
Hélas! j'ai vu la nuit reine, et, de fers chargés,
Christ, Socrate, Jean Huss, Colomb; les préjugés
Sont pareils aux buissons que dans la solitude
On brise pour passer: toute la multitude
Se redresse et vous mord pendant qu'on en courbe un.
Ah! malheur à l'apôtre et malheur au tribun!
On avait eu bien soin de me cacher l'histoire;
J'ai lu; j'ai comparé l'aube avec la nuit noire
Et les quatre-vingt-treize aux Saint-Barthélemy;
Car ce quatre-vingt-treize où vous avez frémi,
Qui dut être, et que rien ne peut plus faire éclore,
C'est la lueur de sang qui se mêle à l'aurore.
Les Révolutions, qui viennent tout venger,
Font un bien éternel dans leur mal passager.
Les Révolutions ne sont que la formule
De l'horreur qui, pendant vingt règnes s'accumule.
Quand la souffrance a pris de lugubres ampleurs;
Quand les maîtres longtemps ont fait, sur l'homme en pleurs
Tourner le Bas-Empire avec le Moyen Age,
Du midi dans le nord formidable engrenage;
Quand l'histoire n'est plus qu'un tas noir de tombeaux,
De Crécys, de Rosbachs, becquetés des corbeaux;
Quand le pied des méchants règne et courbe la tête
Du pauvre partageant dans l'auge avec la bête;
Lorsqu'on voit aux deux bouts de l'affreuse Babel
Louis Onze et Tristan, Louis Quinze et Lebel;
Quand le harem est prince et l'échafaud ministre;
Quand toute chair gémit; quand la lune sinistre
Trouve qu'assez longtemps l'herbe humaine a fléchi,
Et qu'assez d'ossements aux gibets ont blanchi;
Quand le sang de Jésus tombe en vain, goutte à goutte,
Depuis dix-huit cents ans, dans l'ombre qui l'écoute;
Quand l'ignorance a même aveuglé l'avenir;
Quand, ne pouvant plus rien saisir et rien tenir,
L'espérance n'est plus que le tronçon de l'homme;
Quand partout le supplice à la fois se consomme,
Quand la guerre est partout, quand la haine est partout,
Alors, subitement, un jour, debout, debout!
Les réclamations de l'ombre misérable,
La géante douleur, spectre incommensurable,
Sortent du gouffre; un cri s'étend sur les hauteurs;
Les mondes sociaux heurtent leurs équateurs;
Tout le bagne effrayant des parias se lève;
Et l'on entend sonner les fouets, les fers, le glaive,
Le meurtre, le sanglot, la faim, le hurlement,
Tout le bruit du passé, dans ce déchaînement!
Dieu dit au peuple: Va! l'ardent tocsin qui râle,
Secoue avec sa corde obscure et sépulcrale
L'église et son clocher, le Louvre et son beffroi;
Luther brise le pape et Mirabeau le roi!
Tout est dit. C'est ainsi que les vieux mondes croulent.
Oh! l'heure vient toujours! des flots sourds au loin roulent.
À travers les rumeurs, les cadavres, les deuils,
L'écume, et les sommets qui deviennent écueils,
Les siècles devant eux poussent, désespérées,
Les révolutions, monstrueuses marées,
Océans faits des pleurs de tout le genre humain.
 
V
 
Ce sont les rois qui font les gouffres; mais la main
Qui sema ne veut pas accepter la récolte,
Le fer dit que le sang qui jaillit, se révolte.
 
 
Voilà ce que m'apprit l'histoire. Oui, c'est cruel,
Ma raison a tué mon royalisme en duel.
Me voici jacobin. Que veut-on que j'y fasse?
Le revers du louis dont vous aimez la face,
M'a fait peur. En allant librement devant moi,
En marchant, je le sais, j'afflige votre foi,
Votre religion, votre cause éternelle,
Vos dogmes, vos aïeux, vos dieux, votre flanelle,
Et dans vos bons vieux os, faits d'immobilité,
Le rhumatisme antique appelé royauté.
 
 
Je n'y puis rien. Malgré menins et majordomes,
Je ne crois plus aux rois, propriétaires d'hommes;
N'y croyant plus, je fais mon devoir, je le dis.
Marc-Aurèle écrivait: «Je me trompai jadis;
Mais je ne laisse pas, allant au juste, au sage,
Mes erreurs d'autrefois me barrer le passage.»
Je ne suis qu'un atome et je fais comme lui;
Marquis, depuis vingt ans, je n'ai, comme aujourd'hui,
Qu'une idée en l'esprit: servir la cause humaine.
La vie est une cour d'assises; on amène
Les faibles à la barre accouplés aux pervers.
J'ai, dans le livre, avec le drame, en prose, en vers
Plaidé pour les petits et pour les misérables,
Suppliant les heureux et les inexorables;
J'ai réhabilité le bouffon, l'histrion,
Tous les damnés humains, Triboulet, Marion,
Le laquais, le forçat et la prostituée;
Et j'ai collé ma bouche à toute âme tuée,
Comme font les enfants, anges aux cheveux d'or,
Sur la mouche qui meurt, pour qu'elle vole encor.
Je me suis incliné sur tout ce qui chancelle,
Tendre, et j'ai demandé la grâce universelle;
Et, comme j'irritais beaucoup de gens ainsi,
Tandis qu'en bas peut-être on me disait: Merci,
J'ai recueilli souvent, passant dans les nuées,
L'applaudissement fauve et sombre des huées;
J'ai réclamé des droits pour la femme et l'enfant;
J'ai tâché d'éclairer l'homme en le réchauffant;
J'allais criant: Science! écriture! parole!
Je voulais résorber le bagne par l'école;
Les coupables pour moi n'étaient que des témoins.
Rêvant tous les progrès, je voyais luire moins
Que le front de Paris la tiare de Rome.
J'ai vu l'esprit humain libre, et le coeur de l'homme
Esclave; et j'ai voulu l'affranchir à son tour,
Et j'ai tâché de mettre en liberté l'amour.
Enfin, j'ai fait la guerre à la Grève homicide,
J'ai combattu la mort, comme l'antique Alcide;
Et me voilà; marchant toujours, ayant conquis,
Perdu, lutté, souffert. – Encore un mot, marquis,
Puisque nous sommes là causant entre deux portes.
On peut être appelé renégat de deux sortes:
En se faisant païen, en se faisant chrétien.
L'erreur est d'un aimable et galant entretien.
Qu'on la quitte, elle met les deux poings sur sa hanche.
La vérité, si douce aux bons, mais rude et franche,
Quand pour l'or, le pouvoir, la pourpre qu'on revêt,
On la trahit, devient le spectre du chevet.
L'une est la harengère, et l'autre est l'euménide.
Et ne nous fâchons point. Bonjour, Épiménide.
 
 
Le passé ne veut pas s'en aller. Il revient
Sans cesse sur ses pas, reveut, reprend, retient,
Use à tout ressaisir ses ongles noirs; fait rage;
Il gonfle son vieux flot, souffle son vieil orage,
Vomit sa vieille nuit, crie: À bas! crie: À mort!
Pleure, tonne, tempête, éclate, hurle, mord.
L'avenir souriant lui dit: Passe, bonhomme.
 
 
L'immense renégat d'Hier, marquis, se nomme
Demain; mai tourne bride et plante là l'hiver;
Qu'est-ce qu'un papillon? le déserteur du ver;
Falstaff se range? il est l'apostat des ribotes;
Mes pieds, ces renégats, quittent mes vieilles bottes;
Ah! le doux renégat des haines, c'est l'amour.
À l'heure où, débordant d'incendie et de jour,
Splendide, il s'évada de leurs cachots funèbres,
Le soleil frémissant renia les ténèbres.
 
 
O marquis peu semblable aux anciens barons loups,
O Français renégat du Celte, embrassons-nous.
Vous voyez bien, marquis, que vous aviez trop d'ire.
 
VI
 
Rien, au fond de mon coeur, puisqu'il faut le redire,
Non, rien n'a varié; je suis toujours celui
Qui va droit au devoir, dès que l'honnête a lui,
Qui, comme Job, frissonne aux vents, fragile arbuste,
Mais veut le bien, le vrai, le beau, le grand, le juste.
Je suis cet homme-là, je suis cet enfant-là.
Seulement, un matin, mon esprit s'envola,
Je vis l'espace large et pur qui nous réclame;
L'horizon a changé, marquis, mais non pas l'âme.
Rien au dedans de moi, mais tout autour de moi.
L'histoire m'apparut, et je compris la loi
Des générations, cherchant Dieu, portant l'arche,
Et montant l'escalier immense marche à marche.
Je restai le même oeil, voyant un autre ciel.
Est-ce ma faute, à moi, si l'azur éternel
Est plus grand et plus bleu qu'un plafond de Versailles?
Est-ce ma faute, à moi, mon Dieu, si tu tressailles
Dans mon coeur frémissant, à ce cri: Liberté!
L'oeil de cet homme a plus d'aurore et de clarté,
Tant pis! prenez-vous-en à l'aube solennelle.
C'est la faute au soleil et non à la prunelle.
Vous dites: Où vas-tu? Je l'ignore; et j'y vais.
Quand le chemin est droit, jamais il n'est mauvais.
J'ai devant moi le jour et j'ai la nuit derrière;
Et cela me suffit; je brise la barrière.
Je vois, et rien de plus; je crois, et rien de moins.
Mon avenir à moi n'est pas un de mes soins.
Les hommes du passé, les combattants de l'ombre,
M'assaillent; je tiens tête, et sans compter leur nombre,
À ce choc inégal et parfois hasardeux.
Mais Longwood et Goritz 1 m'en sont témoins tous deux,
Jamais je n'outrageai la proscription sainte.
Le malheur, c'est la nuit; dans cette auguste enceinte,
Les hommes et les cieux paraissent étoilés.
Les derniers rois l'ont su quand ils s'en sont allés.
Jamais je ne refuse, alors que le soir tombe,
Mes larmes à l'exil, mes genoux à la tombe;
J'ai toujours consolé qui s'est évanoui;
Et, dans leurs noirs cercueils, leur tête me dit oui.
Ma mère aussi le sait! et de plus, avec joie,
Elle sait les devoirs nouveaux que Dieu m'envoie;
Car, étant dans la fosse, elle aussi voit le vrai.
Oui, l'homme sur la terre est un ange à l'essai;
Aimons! servons! aidons! luttons! souffrons! Ma mère
Sait qu'à présent je vis hors de toute chimère;
Elle sait que mes yeux au progrès sont ouverts,
Que j'attends les périls, l'épreuve, les revers,
Que je suis toujours prêt, et que je hâte l'heure
De ce grand lendemain: l'humanité meilleure!
Qu'heureux, triste, applaudi, chassé, vaincu, vainqueur,
Rien de ce but profond ne distraira mon coeur,
Ma volonté, mes pas, mes cris, mes voeux, ma flamme!
O saint tombeau, tu vois dans le fond de mon âme!
 
 
Oh! jamais, quel que soit le sort, le deuil, l'affront,
La conscience en moi ne baissera le front;
Elle marche, sereine, indestructible et fière;
Car j'aperçois toujours, conseil lointain, lumière,
À travers mon destin, quel que soit le moment,
Quel que soit le désastre ou l'éblouissement,
Dans le bruit, dans le vent orageux qui m'emporte,
Dans l'aube, dans la nuit, l'oeil de ma mère morte!
 
Paris, juin 1846.
1On n'a rien changé à ces vers, écrits en 1846. Aujourd'hui, l'auteur eût ajouté Claremont.