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Kitabı oxu: «Consuelo», səhifə 72

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– Mais qu’entendez-vous par ces dernières paroles? dit Supperville, occupé en cet instant à analyser la folie de son malade.

– Vous ne pouvez pas les comprendre, reprit Albert avec effort, mais elle les comprendra. Bornez-vous à les lui redire fidèlement.

– Tenez, monsieur le comte, dit Supperville en élevant un peu la voix, je vois que je ne puis être un interprète lucide de vos pensées; vous avez la force de parler maintenant plus que vous ne l’avez fait depuis huit jours, et j’en conçois un favorable augure. Parlez vous-même à mademoiselle; un mot de vous la convaincra mieux que tous mes discours. La voici près de vous; qu’elle prenne ma place, et vous entende.»

Supperville ne comprenant plus rien, en effet, à ce qu’il avait cru comprendre, et pensant d’ailleurs qu’il en avait dit assez à Consuelo pour s’assurer de sa reconnaissance au cas où elle viserait à la fortune, se retira après qu’Albert lui eut dit encore:

Songez à ce que vous m’avez promis; le moment est venu: parlez à mes parents. Faites qu’ils consentent et qu’ils n’hésitent pas. Je vous dis que le temps presse.»

Albert était si fatigué de l’effort qu’il venait de faire qu’il appuya son front sur celui de Consuelo lorsqu’elle s’approcha de lui et s’y reposa quelques instants comme près d’expirer. Ses lèvres blanches devinrent bleuâtres, et le Porpora, effrayé, crut qu’il venait de rendre le dernier soupir. Pendant ce temps, Supperville avait réuni le comte Christian, le baron, la chanoinesse et le chapelain à l’autre bout de la cheminée, et il leur parlait avec feu. Le chapelain fit seul une objection timide en apparence, mais qui résumait toute la persistance du prêtre.

Si Vos Seigneuries l’exigent, dit-il, je prêterai mon ministère à ce mariage; mais le comte Albert n’étant pas en état de grâce, il faudrait premièrement que, par la confession et l’extrême-onction, il fit sa paix avec l’Église.

– L’extrême-onction! dit la chanoinesse avec un gémissement étouffé: en sommes-nous là, grand Dieu?

– Nous en sommes là, en effet, répondit Supperville qui, homme du monde et philosophe voltairien, détestait la figure et les objections de l’aumônier: oui, nous en sommes là sans rémission, si monsieur le chapelain insiste sur ce point, et s’obstine à tourmenter le malade par l’appareil sinistre de la dernière cérémonie.

– Et croyez-vous, dit le comte Christian, partagé entre sa dévotion et sa tendresse paternelle, que l’appareil d’une cérémonie plus riante, plus conforme aux vœux de son esprit, puisse lui rendre la vie?

– Je ne réponds de rien, reprit Supperville, mais j’ose dire que j’en espère beaucoup. Votre Seigneurie avait consenti à ce mariage en d’autres temps…

– J’y ai toujours consenti, je ne m’y suis jamais opposé, dit le comte en élevant la voix à dessein; c’est maître Porpora, tuteur de cette jeune fille, qui m’a écrit de sa part qu’il n’y consentirait point, et qu’elle-même y avait déjà renoncé. Hélas! ça été le coup de la mort pour mon fils! ajouta-t-il en baissant la voix.

– Vous entendez ce que dit mon père? murmura Albert à l’oreille de Consuelo; mais n’ayez point de remords. J’ai cru à votre abandon, et je me suis laissé frapper par le désespoir; mais depuis huit jours j’ai recouvré ma raison, qu’ils appellent ma folie; j’ai lu dans les cœurs éloignés comme les autres lisent dans les lettres ouvertes. J’ai vu à la fois le passé, le présent et l’avenir. J’ai su enfin que tu avais été fidèle à ton serment, Consuelo; que tu avais fait ton possible pour m’aimer; que tu m’avais aimé véritablement durant quelques heures. Mais on nous a trompés tous deux. Pardonne à ton maître comme je lui pardonne!»

Consuelo regarda le Porpora, qui ne pouvait entendre les paroles d’Albert, mais qui, à celles du comte Christian, s’était troublé et marchait le long de la cheminée avec agitation. Elle le regarda d’un air de solennel reproche, et le maestro la comprit si bien qu’il se frappa la tête du poing avec une muette véhémence. Albert fit signe à Consuelo de l’attirer près de lui, et de l’aider lui-même à lui tendre la main. Le Porpora porta cette main glacée à ses lèvres et fondit en larmes. Sa conscience lui murmurait le reproche d’homicide; mais son repentir l’absolvait de son imprudence.

Albert fit encore signe qu’il voulait écouter ce que ses parents répondaient à Supperville, et il l’entendit, quoiqu’ils parlassent si bas que le Porpora et Consuelo, agenouillés près de lui, ne pouvaient en saisir un mot.

Le chapelain se débattait contre l’ironie amère du médecin; la chanoinesse cherchait par un mélange de superstition et de tolérance, de charité chrétienne et d’amour maternel, à concilier des idées inconciliables dans la doctrine catholique. Le débat ne roulait que sur une question de forme; à savoir que le chapelain ne croyait pas devoir administrer le sacrement du mariage à un hérétique, à moins qu’il ne promît tout au moins de faire acte de foi catholique aussitôt après. Supperville ne se gênait pas pour mentir et pour affirmer que le comte Albert lui avait promis de croire et de professer tout ce qu’on voudrait après la cérémonie. Le chapelain n’en était pas dupe. Enfin, le comte Christian, retrouvant un de ces moments de fermeté tranquille et de logique simple et humaine avec lesquelles, après bien des irrésolutions et des faiblesses, il avait toujours tranché toutes les contestations domestiques, termina le différend.

Monsieur le chapelain, dit-il, il n’y a point de loi ecclésiastique qui vous défende expressément de marier une catholique à un schismatique. L’Église tolère ces mariages. Prenez donc Consuelo pour orthodoxe et mon fils pour hérétique, et mariez-les sur l’heure. La confession et les fiançailles ne sont que de précepte, vous le savez, et certains cas d’urgence peuvent en dispenser. Il peut résulter de ce mariage une révolution favorable dans l’état d’Albert, et quand il sera guéri nous songerons à le convertir.»

Le chapelain n’avait jamais résisté à la volonté du vieux Christian; c’était pour lui, dans les cas de conscience, un arbitre supérieur au pape. Il ne restait plus qu’à convaincre Consuelo. Albert seul y songea, et l’attirant près de lui, il réussit, sans le secours de personne, à enlacer de ses bras desséchés, devenus légers comme des roseaux, le cou de sa bien-aimée.

Consuelo, lui dit-il, je lis dans ton âme, à cette heure; tu voudrais donner ta vie pour ranimer la mienne: cela n’est plus possible; mais tu peux, par un simple acte de ta volonté, sauver ma vie éternelle. Je vais te quitter pour un peu de temps, et puis je reviendrai sur la terre, par la manifestation d’une nouvelle naissance. J’y reviendrai, maudit et désespéré, si tu m’abandonnes maintenant, à ma dernière heure. Tu sais, les crimes de Jean Ziska ne sont point assez expiés; et toi seule, toi ma sœur Wanda, peux accomplir l’acte de ma purification en cette phase de ma vie. Nous sommes frères: pour devenir amants, il faut que la mort passe encore une fois entre nous. Mais nous devons être époux par le serment; pour que je renaisse calme, fort et délivré, comme les autres hommes, de la mémoire de mes existences passées, qui fait mon supplice et mon châtiment depuis tant de siècles, consens à prononcer ce serment; il ne te liera pas à moi en cette vie, que je vais quitter dans une heure, mais il nous réunira dans l’éternité. Ce sera un sceau qui nous aidera à nous reconnaître, quand les ombres de la mort auront effacé la clarté de nos souvenirs. Consens! C’est une cérémonie catholique qui va s’accomplir, et que j’accepte, puisque c’est la seule qui puisse légitimer, dans l’esprit des hommes, la possession que nous prenons l’un de l’autre. Il me faut emporter cette sanction dans la tombe. Le mariage sans l’assentiment de la famille n’est point un mariage complet à mes yeux. La forme du serment m’importe peu d’ailleurs. Le nôtre sera indissoluble dans nos cœurs, comme il est sacré dans nos intentions. Consens!

– Je consens!» s’écria Consuelo en pressant de ses lèvres le front morne et froid de son époux.

Cette parole fut entendue de tous. «Eh bien! dit Supperville, hâtons-nous!» et il poussa résolument le chanoine, qui appela les domestiques et se pressa de tout préparer pour la cérémonie. Le comte, un peu ranimé, vint s’asseoir à côté de son fils et de Consuelo. La bonne chanoinesse vint remercier cette dernière de sa condescendance, au point de se mettre à genoux devant elle et de lui baiser les mains. Le baron Frédéric pleurait silencieusement sans paraître comprendre ce qui se passait. En un clin d’œil, un autel fut dressé devant la cheminée du grand salon. Les domestiques furent congédiés; ils crurent qu’il s’agissait seulement d’extrême-onction, et que l’état du malade exigeait qu’il y eût peu de bruit et de miasmes dans l’appartement. Le Porpora servit de témoin avec Supperville. Albert retrouva tout à coup assez de force pour prononcer le oui décisif et toutes les formules de l’engagement d’une voix claire et sonore. La famille conçut une vive espérance de guérison. À peine le chapelain eut-il récité sur la tête des nouveaux époux la dernière prière, qu’Albert se leva, s’élança dans les bras de son père, embrassa de même avec une précipitation et une force extraordinaire sa tante, son oncle et le Porpora; puis il se rassit sur son fauteuil, et pressa Consuelo contre sa poitrine, en s’écriant:

Je suis sauvé!»

– C’est le dernier effort de la vie, c’est une convulsion finale», dit au Porpora Supperville, qui avait encore consulté plusieurs fois les traits et l’artère du malade, pendant la célébration du mariage.

En effet, les bras d’Albert s’entrouvrirent, se jetèrent en avant, et retombèrent sur ses genoux. Le vieux Cynabre, qui n’avait pas cessé de dormir à ses pieds durant toute sa maladie, releva la tête et fit entendre par trois fois un hurlement lamentable. Le regard d’Albert était fixé sur Consuelo; sa bouche restait entrouverte comme pour lui parler; une légère coloration avait animé ses joues: puis cette teinte particulière, cette ombre indéfinissable, indescriptible, qui passe lentement du front aux lèvres, s’étendit sur lui comme un voile blanc. Pendant une minute, sa face prit diverses expressions, toujours plus sérieuses de recueillement et de résignation, jusqu’à ce qu’elle se raffermit dans une expression définitive de calme auguste et de sévère placidité.

Le silence de terreur qui planait sur la famille attentive et palpitante fut interrompu par la voix du médecin, qui prononça avec sa lugubre solennité ce mot sans appel: «C’est la mort!»

CV. Le comte Christian tomba comme foudroyé sur son fauteuil…

Le comte Christian tomba comme foudroyé sur son fauteuil; la chanoinesse, en proie à des sanglots convulsifs, se jeta sur Albert comme si elle eût espéré le ranimer encore une fois par ses caresses; le baron Frédéric prononça quelques mots sans suite ni sens qui avaient le caractère d’un égarement tranquille. Supperville s’approcha de Consuelo, dont l’énergique immobilité l’effrayait plus que la crise des autres:

Ne vous occupez pas de moi, monsieur, lui dit-elle, ni vous non plus, mon ami, répondit-elle au Porpora, qui portait sur elle toute sa sollicitude dans le premier moment. Emmenez ces malheureux parents. Soignez-les, ne songez qu’à eux; moi, je resterai ici. Les morts n’ont besoin que de respect et de prières.»

Le comte et le baron se laissèrent emmener sans résistance. La chanoinesse, roide et froide comme un cadavre, fut emportée dans son appartement, où Supperville la suivit pour la secourir. Le Porpora, ne sachant plus lui-même où il en était, sortit et se promena dans les jardins comme un fou. Il étouffait. Sa sensibilité était comme emprisonnée sous une cuirasse de sécheresse plus apparente que réelle, mais dont il avait pris l’habitude physique. Les scènes de deuil et de terreur exaltaient son imagination impressionnable, et il courut longtemps au clair de la lune, poursuivi par des voix sinistres qui lui chantaient aux oreilles un Dies irae effrayant.

Consuelo resta donc seule auprès d’Albert; car à peine le chapelain eut-il commencé à réciter les prières de l’office des morts, qu’il tomba en défaillance, et il fallut l’emporter à son tour. Le pauvre homme s’était obstiné à veiller Albert avec la chanoinesse durant toute sa maladie, et il était au bout de ses forces. La comtesse de Rudolstadt, agenouillée près du corps de son époux, tenant ses mains glacées dans les siennes, et la tête appuyée contre ce cœur qui ne battait plus, tomba dans un profond recueillement. Ce que Consuelo éprouva en cet instant suprême ne fut point précisément de la douleur. Du moins ce ne fut pas cette douleur de regret et de déchirement qui accompagne la perte des êtres nécessaires à notre bonheur de tous les instants. Son affection pour Albert n’avait pas eu ce caractère d’intimité, et sa mort ne creusait pas un vide apparent dans son existence. Le désespoir de perdre ce qu’on aime tient souvent à des causes secrètes d’amour de soi-même et de lâcheté en face des nouveaux devoirs que leur absence nous crée. Une partie de cette douleur est légitime, l’autre ne l’est pas et doit être combattue, quoiqu’elle soit aussi naturelle. Rien de tout cela ne pouvait se mêler à la tristesse solennelle de Consuelo. L’existence d’Albert était étrangère à la sienne en tous points, hormis un seul, le besoin d’admiration, de respect et de sympathie qu’il avait satisfait en elle. Elle avait accepté la vie sans lui, elle avait même renoncé à tout témoignage d’une affection que deux jours auparavant elle croyait encore avoir perdue. Il ne lui était resté que le besoin et le désir de rester fidèle à un souvenir sacré. Albert avait été déjà mort pour elle; il ne l’était guère plus maintenant, et peut-être l’était-il moins à certains égards; car enfin Consuelo, longtemps exaltée par le commerce de cette âme supérieure, en était venue depuis, dans ses méditations rêveuses, à adopter la croyance poétique d’Albert sur la transmission des âmes. Cette croyance avait trouvé une forte base dans sa haine instinctive pour l’idée des vengeances infernales de Dieu envers l’homme après la mort, et dans sa foi chrétienne à l’éternité de la vie de l’âme. Albert vivant, mais prévenu contre elle par les apparences, infidèle à l’amour ou rongé par le soupçon, lui était apparu comme enveloppé d’un voile et transporté dans une nouvelle existence, incomplète au prix de celle qu’il avait voulu consacrer à l’amour sublime et à l’inébranlable confiance. Albert, ramené à cette foi, à cet enthousiasme, et exhalant le dernier soupir sur son sein, était-il donc anéanti pour elle? Ne vivait-il pas de toute la plénitude de la vie en passant sous cet arc de triomphe d’une belle mort, qui conduit soit à un mystérieux repos temporaire, soit à un réveil immédiat dans un milieu plus pur et plus propice? Mourir en combattant sa propre faiblesse, et renaître doué de la force; mourir en pardonnant aux méchants, et renaître sous l’influence et l’égide des cœurs généreux; mourir déchiré de sincères remords, et renaître absous et purifié avec les innéités de la vertu, ne sont-ce point là d’assez divines récompenses? Consuelo, initiée par les enseignements d’Albert à ces doctrines qui avaient leur source dans le hussitisme de la vieille Bohême et dans les mystérieuses sectes des âges antérieurs (lesquelles se rattachaient à de sérieuses interprétations de la pensée même du Christ et à celle de ses devanciers); Consuelo, doucement, sinon savamment convaincue que l’âme de son époux ne s’était pas brusquement détachée de la sienne pour aller l’oublier dans les régions inaccessibles d’un empyrée fantastique, mêlait à cette notion nouvelle quelque chose des souvenirs superstitieux de son adolescence. Elle avait cru aux revenants comme y croient les enfants du peuple; elle avait vu plus d’une fois en rêve le spectre de sa mère s’approchant d’elle pour la protéger et la préserver.

C’était une manière de croire déjà à l’éternel hyménée des âmes des morts avec le monde des vivants; car cette superstition des peuples naïfs semble être restée de tout temps comme une protestation contre le départ absolu de l’essence humaine pour le ciel ou l’enfer des législateurs religieux.

Consuelo, attachée au sein de ce cadavre, ne s’imaginait donc pas qu’il était mort, et ne comprenait rien à l’horreur de ce mot, de ce spectacle et de cette idée. Il ne lui semblait pas que la vie intellectuelle pût s’évanouir si vite, et que ce cerveau, ce cœur à jamais privé de la puissance de se manifester, fût déjà éteint complètement.

Non, pensait-elle, l’étincelle divine hésite peut-être encore à se perdre dans le sein de Dieu, qui va la reprendre pour la renvoyer à la vie universelle sous une nouvelle forme humaine. Il y a encore peut-être une sorte de vie mystérieuse, inconnue, dans ce sein à peine refroidi; et d’ailleurs, où que soit l’âme d’Albert, elle voit, elle comprend, elle sait ce qui se passe ici autour de sa dépouille. Elle cherche peut-être dans mon amour un aliment pour sa nouvelle activité, dans ma foi une force d’impulsion pour aller chercher en Dieu l’élan de la résurrection.»

Et, pénétrée de ces vagues pensées, elle continuait à aimer Albert, à lui ouvrir son âme, à lui donner son dévouement, à lui renouveler le serment de fidélité qu’elle venait de lui faire au nom de Dieu et de sa famille; enfin à le traiter dans ses idées et dans ses sentiments, non comme un mort qu’on pleure parce qu’on va s’en détacher, mais comme un vivant dont on respecte le repos en attendant qu’on lui sourie à son réveil.

Lorsque le Porpora retrouva sa raison, il se souvint avec effroi de la situation où il avait laissé sa pupille, et se hâta de la rejoindre. Il fut surpris de la trouver aussi calme que si elle eût veillé au chevet d’un ami. Il voulut lui parler et l’exhorter à aller prendre du repos.

Ne dites pas de paroles inutiles devant cet ange endormi, lui répondit-elle. Allez vous reposer, mon bon maître; moi, je me repose ici.

– Tu veux donc te tuer? dit le Porpora avec une sorte de désespoir.

– Non, mon ami, je vivrai, répondit Consuelo; je remplirai tous mes devoirs envers lui et envers vous; mais je ne l’abandonnerai pas d’un instant cette nuit.»

Comme rien ne se faisait dans la maison sans l’ordre de la chanoinesse et qu’une frayeur superstitieuse régnait à propos d’Albert dans l’esprit de tous les domestiques, personne n’osa, durant toute cette nuit, approcher du salon où Consuelo resta seule avec Albert. Le Porpora et le médecin allaient et venaient de la chambre du comte à celle de la chanoinesse et à celle du chapelain. De temps en temps, ils revenaient informer Consuelo de l’état de ces infortunés et s’assurer du sien propre. Ils ne comprenaient rien à tant de courage.

Enfin aux approches du matin, tout fut tranquille. Un sommeil accablant vainquit toutes les forces de la douleur. Le médecin, écrasé de fatigue, alla se coucher; le Porpora s’assoupit sur une chaise, la tête appuyée sur le bord du lit du comte Christian. Consuelo seule n’éprouva pas le besoin d’oublier sa situation. Perdue dans ses pensées, tour à tour priant avec ferveur ou rêvant avec enthousiasme, elle n’eut pour compagnon assidu de sa veillée silencieuse que le triste Cynabre, qui, de temps en temps, regardait son maître, lui léchait la main, balayait avec sa queue la cendre de l’âtre, et, habitué à ne plus recevoir les caresses de sa main débile, se recouchait avec résignation, la tête allongée sur ses pieds inertes.

Quand le soleil, se levant derrière les arbres du jardin, vint jeter une clarté de pourpre sur le front d’Albert, Consuelo fut tirée de sa méditation par la chanoinesse. Le comte ne put sortir de son lit, mais le baron Frédéric vint machinalement prier, avec sa sœur et le chapelain, autour de l’autel, puis on parla de procéder à l’ensevelissement; et la chanoinesse, retrouvant des forces pour ces soins matériels, fit appeler ses femmes et le vieux Hanz. Ce fut alors que le médecin et le Porpora exigèrent que Consuelo allât prendre du repos, et elle s’y résigna, après avoir passé auprès du lit du comte Christian, qui la regarda sans paraître la voir. On ne pouvait dire s’il veillait ou s’il dormait; ses yeux étaient ouverts, sa respiration calme, sa figure sans expression.

Lorsque Consuelo se réveilla au bout de quelques heures, elle descendit au salon, et son cœur se serra affreusement en le trouvant désert. Albert avait été déposé sur un brancard de parade et porté dans la chapelle. Son fauteuil était vide à la même place où Consuelo l’avait vu la veille. C’était tout ce qui restait de lui en ce lieu qui avait été le centre de la vie de toute la famille pendant tant de jours amers. Son chien même n’était plus là; le soleil printanier ravivait ces tristes lambris, et les merles sifflaient dans le jardin avec une insolente gaieté.

Consuelo passa doucement dans la pièce voisine, dont la porte restait entrouverte. Le comte Christian était toujours couché, toujours insensible, en apparence, à la perte qu’il venait de faire. Sa sœur, reportant sur lui toute la sollicitude qu’elle avait eue pour Albert, le soignait avec vigilance. Le baron regardait brûler les bûches dans la cheminée d’un air hébété; seulement des larmes, qui tombaient silencieusement sur ses joues sans qu’il songeât à les essuyer, montraient qu’il n’avait pas eu le bonheur de perdre la mémoire.

Consuelo s’approcha de la chanoinesse pour lui baiser la main; mais cette main se retira d’elle avec une insurmontable aversion. La pauvre Wenceslawa voyait dans cette jeune fille le fléau et la destruction de son neveu. Elle avait eu horreur du projet de leur mariage dans les premiers temps, et s’y était opposée de tout son pouvoir; et puis, quand elle avait vu que, malgré l’absence, il était impossible d’y faire renoncer Albert, que sa santé, sa raison et sa vie en dépendaient, elle l’avait souhaité et hâté avec autant d’ardeur qu’elle y avait porté d’abord d’effroi et de répulsion. Le refus du Porpora, la passion exclusive qu’il n’avait pas craint d’attribuer à Consuelo pour le théâtre, enfin tous les officieux et funestes mensonges dont il avait rempli plusieurs lettres au comte Christian, sans jamais faire mention de celles que Consuelo avait écrites et qu’il avait supprimées, avaient causé au vieillard la plus vive douleur, à la chanoinesse la plus amère indignation. Elle avait pris Consuelo en haine et en mépris, lui pouvant pardonner, disait-elle, d’avoir égaré la raison d’Albert par ce fatal amour, mais ne pouvant l’absoudre de l’avoir impudemment trahi. Elle ignorait que le véritable meurtrier d’Albert était le Porpora. Consuelo, qui comprenait bien sa pensée, eût pu se justifier; mais elle aima mieux assumer sur elle tous les reproches, que d’accuser son maître et de lui faire perdre l’estime et l’affection de la famille. D’ailleurs, elle devinait de reste que si, la veille, Wenceslawa avait pu abjurer toutes ses répugnances et tous ses ressentiments par un effort d’amour maternel, elle devait les retrouver, maintenant que le sacrifice avait été inutilement accompli. Chaque regard de cette pauvre tante semblait lui dire: «Tu as fait périr notre enfant; tu n’as pas su lui rendre la vie; et maintenant, il ne nous reste que la honte de ton alliance.»

Cette muette déclaration de guerre hâta la résolution qu’elle avait déjà prise de consoler, autant que possible, la chanoinesse de ce dernier malheur.

Puis-je implorer de Votre Seigneurie, lui dit-elle avec soumission, de me fixer l’heure d’un entretien particulier? Je dois partir demain avant le jour, et je ne puis m’éloigner d’ici sans vous faire connaître mes respectueuses intentions.

– Vos intentions! je les devine de reste, répondit la chanoinesse avec aigreur. Soyez tranquille, mademoiselle; tout sera en règle, et les droits que la loi vous donne seront scrupuleusement respectés.

– Je vois qu’au contraire vous ne me comprenez nullement, madame, reprit Consuelo; il me tarde donc beaucoup…

– Eh bien, puisqu’il faut que je boive encore ce calice, dit la chanoinesse en se levant, que ce soit donc tout de suite, pendant que je m’en sens encore le courage. Suivez-moi, signora. Mon frère aîné paraît sommeiller en ce moment. M. Supperville, de qui j’ai obtenu encore une journée de soins pour lui, voudra bien me remplacer pour une demi-heure.»

Elle sonna, et fit demander le docteur; puis, se tournant vers le baron:

Mon frère, lui dit-elle, vos soins sont inutiles, puisque Christian n’a pas encore recouvré le sentiment de ses infortunes. Peut-être cela n’arrivera-t-il point, heureusement pour lui, malheureusement pour nous! Peut-être cet accablement est-il le commencement de la mort. Je n’ai plus que vous au monde, mon frère; soignez votre santé, qui n’est que trop altérée par cette morne inaction où vous voilà tombé. Vous étiez habitué au grand air et à l’exercice: allez faire un tour de promenade, prenez un fusil: le veneur vous suivra avec ses chiens. Je sais bien que cela ne vous distraira pas de votre douleur; mais, au moins, vous en ressentirez un bien physique, j’en suis certaine. Faites-le pour moi, Frédéric: c’est l’ordre du médecin, c’est la prière de votre sœur; ne me refusez pas. C’est la plus grande consolation que vous puissiez me donner en ce moment, puisque la dernière espérance de ma triste vieillesse repose sur vous.»

Le baron hésita, et finit par céder. Ses domestiques l’emmenèrent, et il se laissa conduire dehors comme un enfant. Le docteur examina le comte Christian, qui ne donnait aucun signe de sensibilité, bien qu’il répondît à ses questions et parût reconnaître tout le monde d’un air de douceur et d’indifférence.

La fièvre n’est pas très forte, dit Supperville bas à la chanoinesse; si elle n’augmente pas ce soir, ce ne sera peut-être rien.»

Wenceslawa, un peu rassurée, lui confia la garde de son frère, et emmena Consuelo dans un vaste appartement, richement décoré à l’ancienne mode, où cette dernière n’était jamais entrée. Il y avait un grand lit de parade, dont les rideaux n’avaient pas été remués depuis plus de vingt ans. C’était celui où Wanda de Prachatitz, la mère du comte Albert, avait rendu le dernier soupir; et cette chambre était la sienne.

C’est ici, dit la chanoinesse d’un air solennel, après avoir fermé la porte, que nous avons retrouvé Albert, il y a aujourd’hui trente-deux jours, après une disparition qui en avait duré quinze. Depuis ce moment-là, il n’y est plus entré; il n’a plus quitté le fauteuil où il est mort hier au soir.»

Les sèches paroles de ce bulletin nécrologique furent articulées d’un ton amer qui enfonça autant d’aiguilles dans le cœur de la pauvre Consuelo. La chanoinesse prit ensuite à sa ceinture son inséparable trousseau de clefs, marcha vers une grande crédence de chêne sculpté, et en ouvrit les deux battants. Consuelo y vit une montagne de joyaux ternis par le temps, d’une forme bizarre, antiques pour la plupart, et enrichis de diamants et de pierres précieuses d’un prix considérable.

Voilà, lui dit la chanoinesse, les bijoux de famille que possédait ma belle-sœur, femme du comte Christian, avant son mariage; voici, plus loin, ceux de ma grand-mère, dont mes frères et moi lui avons fait présent; voici, enfin, ceux que son époux lui avait achetés. Tout ceci appartenait à son fils Albert, et vous appartient désormais, comme à sa veuve. Emportez-les, et ne craignez pas que personne ici vous dispute ces richesses, auxquelles nous ne tenons point, et dont nous n’avons plus que faire. Quant aux titres de propriété de l’héritage maternel de mon neveu, ils seront remis entre vos mains dans une heure. Tout est en règle, comme je vous l’ai dit, et quant à ceux de son héritage paternel, vous n’aurez peut-être pas, hélas, longtemps à les attendre. Telles étaient les dernières volontés d’Albert. Ma parole lui a semblé valoir un testament.

– Madame, répondit Consuelo en refermant la crédence avec un mouvement de dégoût, j’aurais déchiré le testament, et je vous prie de reprendre votre parole. Je n’ai pas plus besoin que vous de toutes ces richesses. Il me semble que ma vie serait à jamais souillée par leur possession. Si Albert me les a léguées, c’est sans doute avec la pensée que, conformément à ses sentiments et à ses habitudes, je les distribuerais aux pauvres. Je serais un mauvais dispensateur de ces nobles aumônes; je n’ai ni l’esprit d’administration ni la science nécessaire pour en faire une répartition vraiment utile. C’est à vous, madame, qui joignez à ces qualités une âme chrétienne aussi généreuse que celle d’Albert, qu’il appartient de faire servir cette succession aux œuvres de charité. Je vous cède tous mes droits, s’il est vrai que j’en aie, ce que j’ignore et veux toujours ignorer. Je ne réclame de votre bonté qu’une grâce: celle de ne jamais faire à ma fierté l’outrage de renouveler de pareilles offres.»

La chanoinesse changea de visage. Forcée à l’estime, mais ne pouvant se résoudre à l’admiration, elle essaya d’insister.

Que voulez-vous donc faire? dit-elle en regardant fixement Consuelo; vous n’avez pas de fortune?

– Je vous demande pardon, madame, je suis assez riche. J’ai des goûts simples et l’amour du travail.

– Ainsi, vous comptez reprendre… ce que vous appelez votre travail?

– J’y suis forcée, madame, et par des raisons où ma conscience n’a point à balancer, malgré l’abattement où je me sens plongée.

– Et vous ne voulez pas soutenir autrement votre nouveau rang dans le monde?

– Quel rang, madame?

– Celui qui convient à la veuve d’Albert.

– Je n’oublierai jamais, madame, que je suis la veuve du noble Albert, et ma conduite sera digne de l’époux que j’ai perdu.

– Et cependant la comtesse de Rudolstadt va remonter sur les tréteaux!

– Il n’y a point d’autre comtesse de Rudolstadt que vous, madame la chanoinesse, et il n’y en aura jamais d’autre après vous, que la baronne Amélie, votre nièce.

– Est-ce par dérision que vous me parlez d’elle, signora? s’écria la chanoinesse, sur qui le nom d’Amélie parût faire l’effet d’une brûlure.

– Pourquoi cette demande, madame? reprit Consuelo avec un étonnement dont la candeur ne pouvait laisser de doute dans l’esprit de Wenceslawa; au nom du ciel, dites-moi pourquoi je n’ai pas vu ici la jeune baronne! Serait-elle morte aussi, mon Dieu?

Yaş həddi:
12+
Litresdə buraxılış tarixi:
30 avqust 2016
Həcm:
1250 səh. 1 illustrasiya
Müəllif hüququ sahibi:
Public Domain

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